24.5 C
Kinshasa
jeudi 18 avril 2024
AccueilPaysAfrique centraleLa dette « chinoise » de l’Afrique : mythes et réalités

La dette « chinoise » de l’Afrique : mythes et réalités

La dette « chinoise » de l’Afrique fait couler beaucoup d’encre. Une flopée d’études, reprises par la presse, dans lesquelles les imprécisions et les confusions ne manquent pas, et où les considérations idéologiques et politiques prennent parfois le pas sur l’analyse scientifique. Avec, en plus, un accent mis sur les taux d’intérêt et l’importance de la dette sans pour autant expliquer si ces facteurs posent problème ou non.  

Thierry Pairault

Cette littérature a amené Thierry Pairault, directeur de recherche émérite au CNRS et membre du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à se pencher à son tour sur la dette « chinoise » de l’Afrique, en privilégiant l’angle du service de la dette dans son approche. Des réflexions qu’il a présentées lors d’une vidéo-conférence* organisée le 4 novembre dernier, dans le cadre de l’EHESS.

D’emblée, Thierry Pairault s’interroge sur les raisons de la focalisation des analyses sur les taux d’intérêt et l’importance de la dette. Une polarisation qui tire en partie son origine de deux nominations à la Banque mondiale : en 2019, celle de David Malpass, un proche de Donald Trump, qui devient président de la Banque, et celle, en juin 2020, de Carmen Reinhart, qui hérite du poste d’économiste en chef de la Banque. Dans un rapport sur les prêts chinois qu’elle a co-rédigé, Reinhart constate que «  50 % des prêts de la Chine aux pays en développement ne sont pas déclarés au FMI ou à la Banque mondiale. Ces « dettes cachées » faussent la surveillance des politiques, l’évaluation des risques et les analyses de viabilité de la dette ». Elle soutient par ailleurs qu’un endettement supérieur à 90 % du Produit intérieur brut peut entraîner une récession économique.

Un courant anti-Chine à caractère politique

Si son travail a été jugé en partie biaisé, pour ne pas avoir pris en compte certaines données, l’important est « moins l’aspect économique des travaux de cette économiste que le caractère politique voire idéologique de sa démarche », souligne Thierry Pairault. Pour ce dernier, le tandem Malpass-Reinhart qui se distingue par ses positions plutôt anti-Chine, est en totale opposition avec le parti pris pro-Chine des dirigeants de la Banque mondiale des années 2008-2012. « La vision que la Banque mondiale pouvait avoir de la Chine a ainsi été inversée », note-t-il.

Le courant « anti-Chine » a été renforcé quand a éclaté la pandémie Covid-19. En fragilisant les économies, la crise sanitaire a rendu difficile le remboursement du service de la dette. De hauts dirigeants africains ont alors multiplié les déclarations dans lesquelles ils pointaient du doigt le poids excessif de la dette due à la Chine ainsi que le manque de transparence de l’Empire du milieu et exigeaient un allègement de la dette publique voire une annulation.

Le courant « anti-Chine » a été renforcé quand a éclaté la pandémie Covid-19. En fragilisant les économies, la crise sanitaire a rendu difficile le remboursement du service de la dette.

À partir d’avril dernier, plusieurs études ont été engagées pour tenter de mieux cerner la question de l’endettement. Celle de l’Américaine Deborah Bräutigam, professeur à l’Université Johns Hopkins, a porté sur le recensement des prêts de la Chine à l’Afrique, leur montant, les conditions dans lesquelles ils ont été octroyés et a cherché à savoir si ces prêts avaient abouti ou non à des transferts financiers.

Un manque de transparence général

Dans les critiques faites à la Chine, le manque de transparence sur les données relatives aux prêts est souvent avancé. Le fait est réel. « Il n’y a pas de statistiques officielles sur les prêts, ni sur le montant du service de la dette. », explique Thierry Pairault.  En outre, des prêts tels que ceux de la China Development Bank, considérés comme commerciaux, sont classés dans les prêts privés. De ce fait, ils n’apparaissent pas dans la dette publique des pays africains. Ainsi la connaissance que l’on peut avoir des prêts octroyés par la Chine est limitée.

Dernière arrivée dans l’offre internationale de prêts, la Chine se défend d’avoir aggravé l’endettement des pays débiteurs. Elle renvoie la balle aux créanciers privés occidentaux qui auraient commencé les premiers à faire entrer les pays africains dans la spirale de l’endettement. Et jure qu’elle n’agit que pour le bien de l’Afrique, soulignant au passage que ses prêts sont concessionnels et qu’elle n’impose aucune conditionnalité politique dont l’exigence de démocratisation. Des conditions plus faciles à mettre en œuvre par les pays africains, la démocratie étant une œuvre de longue haleine.

La Chine n’est pas la seule à taire ses chiffres. Créanciers et débiteurs ont eux aussi intérêt à masquer leurs données.  

La Chine n’est pas la seule à taire ses chiffres. Créanciers et débiteurs ont eux aussi intérêt à masquer leurs données. Les pays africains cachent le vrai montant des prêts dont ils sont bénéficiaires. Un moyen pour eux de négocier des prêts avec d’autres bailleurs. Les institutions internationales comme la Banque mondiale et d’autres bailleurs ne sont pas en reste.  « Ils veulent préserver leurs pouvoirs de négociation et les possibilités d’évaluation de leurs capacités financières ».

Effort d’actualisation des données  avec la Covid-19

Induites par la crise sanitaire mondiale, les difficultés de remboursement du service de la dette et la nécessité d’instaurer des moratoires ont eu un point positif : celui d’établir plus de transparence. En effet, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont obtenu et fourni davantage de statistiques, ce qui leur a permis d’actualiser les données et de mieux évaluer le niveau d’endettement de leurs pays-membres.

La mise à disposition de statistiques est une chose, leur interprétation en est un autre. « Les données statistiques sont souvent utilisées à des fins politiques sans substrat ni signification économiques et financières », assure Thierry Pairault. Mais au-delà des statistiques et de leurs interprétations, c’est la manière dont est abordée la question de l’endettement qui pose problème. Car, selon Pairault, le montant des prêts ne permet pas d’avoir une idée précise de l’encours de la dette publique chinoise de l’Afrique et ne donne pas d’indications sur la manière dont le projet a été conçu et donc financé.

« Les données statistiques sont souvent utilisées à des fins politiques sans substrat ni signification économiques et financières »

Les causes réelles de l’endettement

Pour Thierry Pairault, les causes de l’endettement de l’Afrique sont multiples et les responsabilités partagées entre les États africains et chinois. N’ayant pas assez de ressources financières propres, les États africains ont emprunté à tour de bras pour construire des infrastructures dont leur pays manquait cruellement. Cette stratégie de croissance tirée par les infrastructures et financée par la Chine a été un premier facteur d’endettement. En outre, les équipements choisis ont souvent été inadaptés aux réalités et aux besoins de l’Afrique. Mauvaise conception des projets, faiblesse des études chinoises de rentabilité et de faisabilité d’un équipement, inadaptation des modes de financement et cherté des solutions mises en œuvre… la liste des erreurs est longue. Ainsi, la faute revient davantage au modèle qu’au prêt. Pour illustrer ses propos, le conférencier a pris l’exemple du chemin de fer Djibouti-Ethiopie et de celui du Kenya. 

Des financements inappropriés

À projets mal conçus, financements inappropriés. Selon Pairault, ce n’est pas le montant du prêt ni des taux d’intérêt qui pose problème mais  les conditions et la durée du remboursement. « Un chemin de fer n’est rentable qu’au bout de 75 ans. La durée du remboursement doit prendre en compte cet aspect. Un prêt sur 15 ans est inadapté à certains types d’infrastructures », explique-t-il. 

Ce n’est pas le montant du prêt ni des taux d’intérêt qui pose problème mais  les conditions et la durée du remboursement

Le montant du taux d’intérêt n’est pas non plus essentiel. Même s’il est faible, le fardeau de la dette peut être lourd si le remboursement est étalé sur une période courte, qui ne correspond pas  au délai nécessaire pour rentabiliser un équipement.  « La durée du prêt est plus importante que le taux d’intérêt. Certes, l’État débiteur paie davantage au final mais le service de la dette est supportable », souligne Pairault.

Lire aussi : PPP, ZES… quelle est la logique de l’approche du marché africain par la Chine ? https://www.makanisi.org/ppp-zesquelle-est-la-logique-de-lapproche-du-marche-africain-par-la-chine/

Annulation ou restructuration des dettes ?

En 2019, Djibouti a demandé à la Chine une restructuration du prêt qu’elle lui avait octroyé en 2013. Le prêt qui prévoyait un remboursement sur l5 ans, avec un différé de 5 ans, était destiné à la réalisation du chemin de fer. Lequel s’arrête, ironie, à 12 km du port. Les autorités djiboutiennes ont souhaité porter la durée du remboursement à 30 ans avec un différé de paiement de 10 ans. Cette demande de restructuration n’a pas encore été officiellement finalisée. Aucune information n’a été fournie par la Chine sur le résultat des négociations.

La Chine s’est-elle engagée à annuler des prêts ? Selon Pairault, les annonces d’annulation de prêts  faites par le président chinois, Xi Jinping, portent sur les prêts à 0% arrivant à échéance en 2020. Ce qui ne concerne que 5% des financements chinois à l’Afrique. Dans les faits, il n’y a pas eu d’annulations de dettes mais seulement des moratoires. À noter que les pays occidentaux sont toujours présents en Afrique et que leurs interventions ne sont pas moins importantes que celles de la Chine.

Les annonces d’annulation de prêts faites par le président chinois, Xi Jinping, portent sur les prêts à 0% arrivant à échéance en 2020. Ce qui ne concerne que 5% des financements chinois à l’Afrique

Quelles solutions ?  

Devant les difficultés de remboursement de ses débiteurs, la Chine a pris les devants. Pour éviter les risques d’insolvabilité de ses partenaires africains et d’entamer de longues et difficiles négociations de restructuration sinon d’annulation de dette, elle a opté pour le modèle de la concession. C’est ainsi qu’elle encourage ses entreprises à sceller des partenariats public-privé et à privilégier les EPCC (Engineering, Procurement, Construction and Commissioning ; Conception, Fourniture, Construction et Installation en français). Un moyen de responsabiliser ses entreprises, de les obliger à mesurer les risques et à améliorer la qualité de leurs services. Pour la Chine, cette approche préfigure une nouvelle manière de négocier avec ses partenaires africains.

Responsabiliser les acteurs

De leur côté, les États africains ont commencé à prendre conscience qu’il  faut responsabiliser les entrepreneurs chinois et prendre des mesures fermes, la première étant d’affirmer leur souveraineté et de défendre leurs intérêts. Pour contrebalancer la faiblesse de l’ingénierie et de la conception chinoises, et celle de toute autre entreprise quelle que soit sa nationalité, l’accent devra être mis sur une coopération élargie faisant intervenir une pluralité d’acteurs à tous les niveaux d’un projet, depuis sa conception jusqu’à la supervision des travaux. La multiplication des acteurs et des bailleurs, dont les intérêts ne sont pas toujours convergents, peut être un avantage. À condition que des études fiables soient réalisées en amont, ce qui permettra de sécuriser tout le monde. La Chine serait favorable à de tels projets qui feraient intervenir plusieurs partenaires. Autre recommandation faite aux autorités africaines : mettre plus de concurrence dans les appels d’offre.

L’accent devra être mis sur une coopération élargie faisant intervenir une pluralité d’acteurs à tous les niveaux d’un projet

Ainsi, la balle est dans le camp de toutes les parties. L’équipement des pays africains est loin d’être achevé. Outre les infrastructures numériques, de transport, d’eau et d’électricité, les investissements à venir portent aussi sur le transport public urbain et péri-urbain, le fluvial, l’aéronautique et autres équipements. Les chantiers sont légions. Reste à  renforcer les capacités d’analyse et d’évaluation des projets et à intégrer la dimension RSE (Responsabilité sociale des entreprises) dans la stratégie des entreprises en Afrique.  

* Lien pour accéder au compte-rendu du séminaire La dette « chinoise » de l’Afrique au temps du COVID  : https://webinaire.ehess.fr/playback/presentation/2.0/playback.html?meetingId=17fd91adaf857395f1ff6718f9d151fc720bb271-1604475934025

- Advertisment -

ARTICLES LES PLUS LUS