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mercredi 24 avril 2024
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Les « nouvelles routes de la soie » chinoises profitent-elles à l’Afrique ?

Comment est perçue l’Afrique par la Chine qui ne cache plus sa volonté d’imposer un nouvel ordre économique et politique mondial ? Quelle place occupe-t-elle dans la stratégie chinoise des « Nouvelles routes de la soie », appelée aussi Initiative « Ceinture et route » (Belt and Road Initiative-BRI, en anglais) ? Quelle est la contrepartie du soutien économique et financier de la Chine aux pays africains ?

À ces questions – et à bien d’autres encore – a bien voulu répondre Thierry Pairault*, directeur de recherche émérite au CNRS et membre du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine de l’École des hautes études en sciences sociales.

Propos recueillis par Muriel DEVEY MALU-MALU pour makanisi

Makanisi : Quel est le terme le plus approprié pour qualifier ce que beaucoup appellent Belt and Road Initiative  (BRI) ?  

Thierry Pairault : Je voudrais d’emblée dire que je désapprouve l’emploi du vocabulaire prêt-à-penser imposé par Pékin. L’expression BRI a été inventée par le Bureau de la propagande – en 2016, je crois – pour remplacer OBOR et éviter ainsi que l’on parle de stratégie chinoise – imposée donc – plutôt que d’initiative – laissée à l’appréciation de tous. Ça marche tellement bien que certains parlent même d’« initiative BRI ». Pour garder l’esprit libre, nous devons adopter un vocabulaire qui nous soit propre, que nous maîtrisons et dont le sens n’évolue pas au gré de circonstances politiques qui ne dépendent pas de nous. J’emploie généralement l’expression « Nouvelles routes de la soie » – maritimes ou terrestres -, parce qu’elle fait référence à un concept géographique et commercial objectif qui n’impose, donc, aucune vision politique des échanges que ces routes supposent.

Selon vous, malgré tous les discours sur la présence croissante de la Chine en Afrique, son engagement économique y est très limité. Pouvez-vous donner quelques exemples de cet engagement ?

T.P. :  En 2020, l’Afrique compte pour 4% des échanges de marchandises de la Chine avec le monde (4,4% pour ses exportations et 3,6% pour ses importations). L’Afrique étant constituée de 54 pays – dont 53 reconnaissent Pékin –, ces chiffres cèlent donc des relations économiques par pays relativement insigni­fiantes.

En 2020, l’Afrique compte pour 4% des échanges de marchandises de la Chine avec le monde (4,4% pour ses exportations et 3,6% pour ses importations). L’Afrique étant constituée de 54 pays – dont 53 reconnaissent Pékin –, ces chiffres cèlent donc des relations économiques par pays relativement insigni­fiantes.

Le volume des échanges (exportations plus importations) de seulement quatre des 54 pays africains dépasse 0,2% du volume total du commerce chinois de marchandises dans le monde. Par comparaison, l’Afrique arrive loin derrière l’Union europé­enne, l’Asie du Sud-Est ou les États-Unis tant en parts de marché qu’en montant des exporta­tions chinoises par habitant vers ces régions : 85 $ par Africain, 556 $ par Asiatique du Sud-Est, 889 $ par Européen de l’UE et 1 138 $ par États-Unien.

En revanche, la Chine c’est 16,4% des échanges commerciaux de l’Afrique avec le monde en 2020 (12,8% pour ses exportations et 19,2% pour ses importations), mais on ne relève aucun flux d’investissement direct africain à son bénéfice. La Chine, c’est aussi des financements d’un montant cumulé de 153 milliards de dollars octroyés entre 2000 et 2019 aux pays africains. Attention, 153 milliards de dollars ne représentent pas la dette de l’Afrique ; parmi ces prêts, certains sont déjà remboursés, d’autres annulés, d’autres restructurés, d’autres en cours de remboursement, d’autres encore non encore honorés. La Chine est à l’évidence nécessaire à l’Afrique, en revanche, l’importance économique de cette dernière est très limitée pour la Chine.

Dans quels secteurs la Chine investit-elle en Afrique en dehors des industries extractives ?

T.P. :  Pour un économiste ou un juriste, un investissement suppose que l’investisseur dispose d’un droit de propriété partiel ou total sur un actif. Ce n’est pas le cas dans une concession minière qui est l’octroi d’un droit d’exploitation sur un actif qui est toujours détenu par le concédant.

Avant de s’intéresser aux secteurs dans lesquels investiraient des entreprises chinoises, posons la question de l’importance de cet investissement. En 2019, le montant de l’investissement direct chinois en Afrique a été de 2,7 milliards de dollars, ce qui représente la valeur de la participation de DongFeng dans PSA (Peugeot société anonyme)  : un même montant pour, d’un côté, une seule entreprise chinoise investissant dans une unique entreprise étrangère, et, de l’autre, un certain nombre d’entreprises chinoises investissant dans les 54 pays africains.

La conséquence de la faiblesse de l’investissement chinois en Afrique est que la Chine ne participe que très marginalement à l’industrialisation du continent africain. Au niveau mondial, les investissements industriels de la Chine à l’étranger ne représentent que 12% de ses investissements à l’étranger et vont de préférence dans les pays occidentaux tant pour la recherche de techniques que de profits ; en Afrique, ses investissements se font dans des activités intensives en main-d’œuvre et donc peu capitalistiques et peu industrialisantes. Les anciennes puissances coloniales ne font pas mieux, mais à leur différence, la Chine, nouvellement arrivée, a suscité beaucoup d’espoirs.

En 2019, le montant de l’investissement direct chinois en Afrique a été de 2,7 milliards de dollars, ce qui représente la valeur de la participation de DongFeng dans PSA (Peugeot société anonyme)  

La Chine a une volonté d’hégémonie mondiale. En quoi « ces nouvelles routes » participent-elles de cette volonté ?  

T.P. :  Je ne suis pas sûr que la Chine soit animée par une volonté claire d’hégémonie mondiale, pas davantage, sans doute, que les États-Unis qui refusèrent dans un premier temps de s’impliquer dans les deux guerres mondiales et dont le rôle d’hégémonie a résulté des circonstances. C’était la seule économie encore debout après 1945. A priori, la Chine pourrait se trouver dans le même processus, surtout face à un repli des États-Unis. Certes, la Chine a la volonté de restaurer une puissance impériale quelque peu fantasmée. Certes, elle remplit aujourd’hui les cinq critères énoncés en 1917 par Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme pour définir une puissance impérialiste. Certes, et c’est le plus inquiétant, il y a les idiosyncrasies de l’actuel secrétaire général du Parti, Xi Jinping, dont on ne connaît pas les limites exactes.

La stratégie des nouvelles routes de la soie n’est pas l’expression d’une telle volonté. Même si elle peut être instrumentalisée en ce sens, elle est d’abord une stratégie d’internationalisation. 

Ces routes tant terrestres que maritime sont les routes traditionnelles du commerce entre l’Asie et l’Europe. La route maritime, dans sa forme actuelle, est née au XIXème. siècle. Héritière de la route des porcelaines, fréquentée par les marchands arabes et indiens, elle a été prolongée en Méditerranée, puis, au-delà, jusqu’en Europe du Nord, grâce à l’ouverture du canal de Suez en 1869. L’un des premiers animateurs de la route moderne est l’ancêtre de la CMA-CGM qui a initié la création de Djibouti (1888) et du chemin de fer Djibouti-Addis Abeba (1897).

La stratégie des nouvelles routes de la soie n’est pas l’expression d’une telle volonté. Même si elle peut être instrumentalisée en ce sens, elle est d’abord une stratégie d’internationalisation. 

Que vise la Chine à travers ces nouvelles routes ?

T.P. : Ces routes n’ont donc pas été inventées en 2013 par Xi Jinping, mais ont été instrumentalisées à partir de cette date afin d’aider la Chine à pallier la crise de son modèle de croissance. Depuis le début des années 2000, les responsables chinois ont tenté avec un succès très limité de transformer le moteur de leur économie, de substituer une croissance tirée par les marchés extérieurs par une croissance tirée par le marché intérieur. La stratégie des nouvelles routes de la soie, qui a cette ambition, est une incitation à mieux pénétrer les marchés européens (essentiellement l’Union européenne) qui sont le premier débouché pour les produits chinois, devant les pays d’Asie du Sud-Est et les États-Unis. Économiquement parlant, l’Afrique n’y a donc que très peu de place, même si 46 pays africains participeraient officiellement à cette stratégie de sauvegarde de l’économie chinoise.

La stratégie des nouvelles routes de la soie, qui a cette ambition, est une incitation à mieux pénétrer les marchés européens (essentiellement l’Union européenne)

Dans quelle mesure l’Afrique est-elle concernée par ce projet ?

T.P. : Seule l’Égypte est officiellement listée comme pays bénéficiant d’investissements chinois dans le cadre de cette stratégie économique et seul le Kenya est officiellement recensé comme pays disposant d’un financement pour un projet labélisé « nouvelles routes de la soie » (ligne Mombassa-Nairobi). D’un point de vue économique, le label est donc très galvaudé. Pour le reste, l’implication chinoise en Afrique est surtout politique.

Si l’Afrique est peu concernée par ces nouvelles routes, quel intérêt les pays africains ont-ils à rejoindre cette stratégie  ? 

T.P. : Le premier intérêt que je vois est l’espoir pour les pays africains d’achever leur indépendance par l’arrivée d’un nouvel interlocuteur (en fait de plusieurs autres, tous étant des économies émergentes), qui ne les laisse plus dans un face-à-face avec les pays occidentaux. Le second est l’illusion d’un modèle de développement qui a réussi même si le modèle proposé a été élaboré en grande partie par la Banque mondiale, sur la base d’une expérience chinoise qui a eu lieu à une époque révolue, dans une conjoncture économique différente (je ne parle pas du COVID) et avant l’essor de l’actuelle démondialisation-remondialisation. Le troisième est (peut-être devrait-on maintenant dire a été) l’obtention de financements chinois dont les montants étaient inespérés tant par leur montant que par l’absence de conditions politiques, si on excepte les questions de Taiwan, du Tibet, du Xinjiang et d’autres encore…

Quel rôle joue le continent africain dans la stratégie chinoise ?

T.P. : Le soutien économique et financier de la Chine à l’Afrique, conjugué à un discours anti-occidental et tiers-mondiste, a permis à la Chine d’approfondir ses liens avec le continent africain et d’organiser la renaissance d’une Chine puissante et forte en se constituant une clientèle de 53 pays tributaires (Eswatini ne reconnaissant pas encore la Chine) ayant chacun une voix à l’assemblée générale des Nations unies.

D’où une réécriture de l’histoire que marque la parution en 1999 d’un ouvrage retraçant cinquante années de diplomatie chinoise où l’Afrique apparaît en héros grâce auquel la République populaire de Chine a pu écarter la République de Chine (Taiwan) et intégrer le Conseil de sécurité – même si véritablement ce soutien africain a été très tardif.

Le soutien économique et financier de la Chine à l’Afrique, conjugué à un discours anti-occidental et tiers-mondiste, a permis à la Chine d’approfondir ses liens avec le continent africain et d’organiser la renaissance d’une Chine puissante et forte en se constituant une clientèle de 53 pays tributaires (Eswatini ne reconnaissant pas encore la Chine) ayant chacun une voix à l’assemblée générale des Nations Unies.

Aujourd’hui, la Chine est simultanément à la tête de quatre agences onusiennes (FAO, OACI, ONUDI et UIT) ; c’est le seul pays à n’avoir jamais cumulé autant de directions. Ces quatre agences sont éminemment symboliques. Les directions de la FAO et de l’ONUDI soulignent l’implication de la Chine dans les questions de développement, d’industrialisation et d’aide aux pays pauvres tandis que les directions de l’OACI et l’UIT signalent la Chine comme un pays techniquement innovant dans des domaines sensibles et ayant réussi sa mutation de pays arriéré en pays avancé. La Chine a aussi été à la tête de l’OMS où lui a succédé l’Éthiopie (meilleure « émule » africaine de la Chine) qui devrait aussi prendre la tête de l’ONUDI en la personne d’Arkebe Oqubay, homme politique artisan de la réforme économique de l’Éthiopie et ami de Lin Yifu lui-même ancien économiste en chef à la Banque mondiale (2008-2012) et grand VRP en Afrique des entreprises chinoises.

Comment ont évolué les relations sino-africaines et quelles en sont les principales caractéristiques ?

T.P. : Depuis 1989, il y a eu grosso modo trois périodes. Une première période qui pourrait aller de 1990 à 2002 : la Chine pratique l’art délicat de la séduction pour charmer l’Afrique. Une seconde période qui pourrait aller de 2003 à 2019 : l’Afrique s’illusionne sur le supposé « modèle chinois » et se rengorge des prêts chinois pour ses investissements en infrastructures – du moins pour les pays qui en bénéficient. La troisième période, disons depuis 2019, est celle des désillusions et du retour à la réalité tant pour les Chinois que pour les Africains : l’argent seul ne génère pas le développement ni même la croissance. Et sans développement ni croissance, pas de remboursement des prêts.

La troisième période, disons depuis 2019, est celle des désillusions et du retour à la réalité tant pour les Chinois que pour les Africains : l’argent seul ne génère pas le développement ni même la croissance. Et sans développement ni croissance, pas de remboursement des prêts.

La Chine a le soutien des dirigeants africains, mais pas systématiquement celui de ses populations, voire de certaines ONG et chefs d’entreprise africains. Comment les relations peuvent-elles évoluer à moyen terme ?

T.P.: Les désillusions réciproques évoquées précédemment ne devraient pas changer les ambitions politiques chinoises ni les ambitions économiques africaines. Aussi devrions-nous assister non plus à une hystérisation (une dramatisation ?) des rapports, mais à une normalisation (une banalisation ?) de ces rapports. Par suite, les opinions élitaires et populaires devraient être moins passionnelles, moins conjecturales et moins conjoncturelles.

*Thierry Pairault

Thierry Pairault

Socio-économiste et sinologue, Thierry Pairault est directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine (CECMC) de l’EHESS, où il organise et dirige deux séminaires : l’un sur les présences chinoises en Afrique, l’autre sur les nouvelles territorialités entre l’Afrique et l’Asie. Il est aussi chercheur associé à la Fondation France-Japon de l’EHESS et membre du Global Advisory Board du réseau de recherche CA/AC.

Il a mené des recherches sur l’économie et la société chinoises au cours des 45 dernières années, en s’appuyant sur des sources de première main. Au cours de ces dix dernières années, il a fait de l’étude des présences chinoises en Afrique sa priorité. Il a publié de nombreux livres et articles dans des revues scientifiques sur des questions socio-économiques liées à la Chine. Il participe à de nombreuses conférences internationales et conseille les gouvernements et les entreprises. Il gère également un site consacré à la description et à l’étude des relations sino-africaines (en français) : https://pairault.fr/sinaf

Sur le même sujet, voir l’article en anglais de Thierry Pairault, dans The Diplomat (11/08/2021) : « China’s Presence in Africa Is at Heart Political »

Beijing’s outreach to Africa is largely driven by the desire for support on the international stage from the continent’s 54 countries.

https://thediplomat.com/2021/08/chinas-presence-in-africa-is-at-heart-political/

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