La peinture n’est pas née avec l’École de Poto-Poto, créée en 1951 par le Français Pierre Lods. Depuis des décennies, et bien avant la période coloniale, les populations du Bassin du Congo, notamment du Congo-Brazzaville, ont utilisé la peinture – corporelle, sur masques et murale – pour exprimer leur vision du monde et de la société, embellir et guérir le corps et l’esprit, ou indiquer la fonction et le statut d’une personne.
Rémy Mongo Etsion, peintre et sculpteur congolais de renommée internationale, s’inspire largement de cet héritage, notamment de celui des Tékés, groupe dont il est originaire. Il s’est confié à Makanisi sur les fonctions et les techniques de cet art qui subsistent et permettent de comprendre les tendances de la peinture moderne congolaise d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Muriel DEVEY MALU-MALU
Makanisi : La peinture corporelle et celle sur masque ont précédé la peinture dite moderne. Quelles étaient leurs fonctions et leurs techniques ?
Rémy Mongo Etsion : La peinture corporelle avait plusieurs fonctions : cosmétique (esthétique), ce qui correspondrait aujourd’hui au maquillage, de guérison et rituélique. À chaque événement, correspondait un type de peinture. Les peintures faciales indiquent le statut et la fonction de la personne. Une personne dont l’œil est cerné de blanc, révèle sa capacité à voir au-delà de ce que la majorité des êtres humains voient. Elle voit ce que je ne vois pas. Cela peut être une maladie, un problème, une chance, etc. Un guérisseur ou un féticheur peut ainsi déceler la maladie dont souffre quelqu’un. De même, un oracle ou un devin peut présager l’avenir. On consultait ces personnes, que l’on repérait grâce à leur œil cerné de blanc, pour leurs capacités divinatoires, médicales, leur aptitude à voir au-delà des apparences, et pour d’autres fonctions.
La peinture corporelle avait plusieurs fonctions : cosmétique (esthétique), ce qui correspondrait aujourd’hui au maquillage, de guérison et rituélique.
Toutes les communautés du Congo ont-elles eu recours à la peinture corporelle ?
RME : Toute société humaine organisée recourt à cette peinture dont les signes et les dessins permettent de marquer les différences, de repérer et d’afficher les fonctions et les statuts des individus.
Quels étaient les matériaux et les colorants utilisés ?
RME : Il y avait des colorants d’origine minérale, comme l’argile, le kaolin, qui donne des couleurs terre de sienne, ou d’origine organique (végétale) comme le bois et autres plantes et des fruits. La poudre du bois du padouk, que l’on broyait sur une meule, donne un colorant de couleur rouge ou pourpre. Il faut souligner que des couleurs n’existent pas dans certaines communautés car la matière n’y est pas présente. Pour ma part, je n’utilise pas le violet car cette couleur n’est pas disponible dans l’environnement des Tékés des Plateaux.
Outre leur disponibilité ou non dans la nature, certaines couleurs étaient-elles interdites ?
RME : Oui, certaines couleurs étaient interdites selon la fonction représentée ou l‘événement célébré. En général, les couleurs, les dessins et les tissus sont autant de codes très précis qui permettent de situer une personne et un événement. Le blanc était réservé aux veufs. Le type de tissu porté par le veuf ou la veuve indiquait la durée du deuil déjà effectué et ce qui restait à faire.
En général, les couleurs, les dessins et les tissus sont autant de codes très précis qui permettent de situer une personne et un événement.
Le maquillage au sens large, visage et corps, était-il autant répandu chez les femmes que chez les hommes ?
RME : Le maquillage était pratiqué par les hommes comme par les femmes. Chez les Tékés, les hommes se tressaient la barbe et les cheveux et les femmes se coiffaient selon la mode afro. Le maquillage du visage existait dans certains rites, comme les rites d’enfermement destinés à guérir les malades. On soignait la maladie et l’être. La maladie était considérée comme un lest dont il fallait se décharger pour s’alléger.
Comment se déroulaient ces rites d’enfermement ?
RME : Le malade était mis à la disposition d’un collège composé de plusieurs spécialistes. Il était installé dans une maison spéciale mais il n’était pas coupé de son milieu affectif car il devait continuer à être en relation avec sa famille. Celle-ci agit en effet comme un médicament, une thérapie. Chaque spécialiste intervenait selon sa compétence.Le protocole de guérison passait par la prise d’une potion (tisane, infusion, décoction, etc.) et une poudre à avaler pour recolorer la personne à l’intérieur pour que cela transparaisse à l’extérieur.
Dans ces rites de guérison, hommes et femmes recouvraient leur corps d’une matière minérale ou végétale, à la manière des bains de boue qui ont pour fonction de faire pénétrer les bienfaits des minéraux ou des végétaux dans le corps humain. Les animaux, comme les éléphants, s’enduisent également de boue ou de sable pour en tirer les vertus thérapeutiques. La danse, pour sa part, avait entre autres pour fonction de bouger le corps pour l’empêcher de s’ankyloser et faire circuler le sang.
Dans ces rites de guérison, hommes et femmes recouvraient leur corps d’une matière minérale ou végétale, à la manière des bains de boue qui ont pour fonction de faire pénétrer les bienfaits des minéraux ou des végétaux dans le corps humain.
Quelle
était la fonction de la peinture sur masque ? Comment était elle
pratiquée ?
RME : La peinture sur masque a
été pratiquée quand la peinture s’est détachée d’un support statique, comme un mur
ou une grotte. Elle a fonctionné en même temps que la peinture corporelle dont
elle s’est inspirée. Ce que l’on voit sur les masques et ce que l’on peut voir
sur l’homme. Il y a un effet de miroir. C’est à la fois une dissociation de
l’humain et un rapprochement. On se dissocie de l’humain mais on s’en rapproche
par un rapport de translation.
Ce que l’on voit sur les masques et ce que l’on peut voir sur l’homme. Il y a un effet de miroir. C’est à la fois une dissociation de l’humain et un rapprochement.
Où trouve-t-on la peinture murale au Congo ?
RME : On trouve la peinture murale sur tous les types de maison qui ont existé au Congo. On en trouve encore dans des villages. Mais les techniques de construction des maisons faites de paille et de végétaux et à colombages, se rapprochent davantage de celles du tissage et de la sculpture que de la peinture.
Ces techniques sont-elles toujours pratiquées ?
RME : De moins en moins. C’est l’urbanisation qui a tué les techniques de construction des maisons traditionnelles, car le support « idéal » est devenu la brique, notamment en béton, à l’européenne. Quand on va dans les villages, on retrouve encore cette architecture faite de voûtes qui permettaient aux fluides, liquides ou éoliens, de circuler facilement. Mais cela est en voie de disparition. On a abandonné les toits coniques pour les remplacer par des toits en tôles, plats. En septembre 1982, j’ai publié un article dans le journal Mweti dans lequel j’ai comparé Brazzaville à « une vie ailleurs sur le Congo ». On importe des architectures d’ailleurs mais on ne fait aucun effort pour adapter et moderniser nos architectures traditionnelles, pour favoriser l’aération et l’accès à la lumière dans le bâti et pour canaliser et récupérer les eaux de pluie.
Quelles étaient les fonctions de la peinture murale ?
RME : La peinture murale a des fonctions décoratives et signalétiques. C’est une forme d’écriture figurative, s’apparentant aux hiéroglyphes, qui live des messages, tel que le font les masques. Toutes les maisons n’avaient pas de peintures murales, car la peinture murale indiquait le statut du résident de la maison. Ainsi, elle décorait les murs des maisons des maîtres et maîtresses de certains rites. En outre, sa pratique était réservée à certaines personnes.
La peinture murale a des fonctions décoratives et signalétiques. C’est une forme d’écriture figurative, s’apparentant aux hiéroglyphes, qui livre des messages, tel que le font les masques.
Retrouve-t-on cet art dans toutes les communautés congolaises ?
RME : Toutes les communautés du Congo ne pratiquaient pas cet art. La peinture murale était présente dans l’espace téké. On en trouve par exemple dans la région de Mossendjo et de Zanaga. D’une manière générale, la peinture murale existe dans les sociétés où l’artisanat et l’architecture sont développés. Elle dépend également du milieu de vie et de l’organisation de la société. En zone de savane, par exemple, on est à découvert. Il faut donc instituer un corps de défense pour protèger la population. Ce qui suppose une organisation et une division du travail assez poussées.
Y-a-t-il des matériaux de construction qui favorisent la peinture murale ?
RME : La peinture murale implique un support qui permet de décorer. Cela est possible avec des matériaux en terre. L’habitat fait de végétaux est moins adapté à cet art. La fibre impose le recours au tissage, la teinture étant réservée aux tissus portés.
En quoi la peinture traditionnelle a-t-elle influencé la peinture dite moderne ?
RME : La peinture moderne naît avec Jean Balou et Da Costa à Pointe noire, avant la création de l’École de peinture de Poto-Poto en 1951. L’école de Poto-Poto a donné naissance à une forme de spontanéisme que l’on a peint. Les peintres ont en mémoire le background de l’endroit d’où ils viennent. Ce sont la faune et la flore de leurs villages ou de leurs quartiers d’origine qui habitent et colorent leurs peintures. Mais aujourd’hui, il n’y a plus d’oiseaux dans les peintures car ils ont disparu de la ville, de Brazzaville notamment. Autrefois, on recouvrait les étals de riz et autres céréales de grillages pour éviter que les colombes et les pigeons ne viennent grappiller ces denrées.
Les motifs des premières peintures étaient donc inspirés par le milieu de vie ?
RME : C’était surtout le cas pour l’École de Poto-Poto car les peintres indépendants se sont servis des outils venus d’Europe. Toutefois la source de leurs inspirations était le Congo dont ils représentaient des scènes.
Que se passe-t-il par la suite chez les indépendants ?
RME : C’est un mouvement à deux niveaux.Les couleurs viennent de l’Occident. Peu de peintres utilisent aujourd’hui des pigments naturels. Ceux-ci qui sont devenus difficiles à obtenir au Congo et leur préparation implique des savoir-faire qui disparaissent. Les sujets ont également évolué. Le réalisme de Poto-Poto cède la place à une peinture qui exprime davantage d’intériorité. C’est l’influence des masques qui représentent en général quelque chose d’intérieur.
Le réalisme de Poto-Poto cède la place à une peinture qui exprime davantage d’intériorité. C’est l’influence des masques qui représentent en général quelque chose d’intérieur.
On revient donc à la peinture sur masque.
RME : Oui. Prenons l’exemple d’un masque téké qui est divisé en deux par une barre médiane. Cette division indique à la fois une convergence et une divergence, la séparation du monde en mâles et en femelles, en visible et en invisible. Tout autour, il y a des petits quartiers qui représentent le côté mâle et femelle de la lune. De la barre médiane, qui sépare le haut du bas, le ciel de la terre, descend un nez qui est une sorte de phallus.
Le mâle est en haut et la femelle en bas. La bouche, en forme de rond, est barrée par une croix de Saint André, un x qui symbolise un interdit. C’est une manière de dire que la bouche ne peut pas proférer des menaces et dire de mauvaises paroles. Des traits peints en noirs sont les chemins de fluctuation de ce qui sort de la bouche. Autour des yeux, il y a une décoration, qui indique la capacité de voir, d’exprimer la vie, l’énergie, comme on l’a souligné avec la peinture du visage. Les dessins qui représentent un carré ou un rectangle font référence à la maison, à un lieu clos, circonscrit. Le lieu ouvert symbolise l’animalité ou ce qui est illicite.
Cette division indique à la fois une convergence et une divergence, la séparation du monde en mâles et en femelles, en visible et en invisible.
Que faire pour archiver, restaurer et revitaliser le patrimoine de la peinture corporelle et sur masques ?
RME : Aujourd’hui les techniques photographiques permettent d’avoir des images en couleur et non plus en noir et blanc comme autrefois, et de faire de l’instantané. On a ainsi une meilleure vision de l’existant. Je vais écrire un livre sur ce patrimoine pictural inestimable. J’avais déjà réalisé un important travail sur le sujet. Pendant plusieurs années, j’avais réalisé de 66 000 négatifs et tirages, soit 27 ans d’archives de photos, mais tout a disparu en 1997 pendant les affrontements armés. Sans compter la perte de tous les ouvrages que j’avais acquis. Tout ne peut être récupéré. Mais je n’ai pas abandonné pour autant. Dès que j’apprends qu’il y a des rituels et des pratiques encore en vigueur, je fais mon possible pour aller sur place dans les villages pour photographier et récupérer ce qui existe encore. C’est un travail de titan. Mais il ne faut pas baisser les bras.
Pour citer cet article :
Congo. Aux sources de l’art pictural : la peinture corporelle, sur masque et murale. Entretien avec Rémy Mongo Etsion. Propos recueillis par Muriel Devey Malu-Malu. Makanisi. 15 septembre 2020 : https://www.makanisi.org/congo-aux-sources-de-lart-pictural-la-peinture-corporelle-sur-masque-et-murale