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France : quelle stratégie face aux ambitions des grandes puissances ?

Quelles sont les intentions des grandes puissances ? Quelles conséquences et quels enseignements pour la France ? Telles sont les problématiques abordées par Thomas Gomart*, historien et spécialiste de la géopolitique, dans son dernier ouvrage Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances **, paru en janvier 2023 aux Éditions Tallandier. L’auteur y analyse les stratégies, souvent conflictuelles, de neuf puissances mondiales qui redessinent les contours de l’ordre international.

Pour l’auteur, la prise en compte de leurs ambitions doit être l’occasion pour la France de sortir de son « nombrilisme stratégique » et de repenser ses priorités à long terme, si elle veut être une « puissance d’équilibre ». Terminé le regard sur les autres à partir de « nos problèmes, de nos capacités et de nos incapacités ». Il faut inverser la problématique, se demander plutôt ce que les autres pensent de nous et raisonner en grandes stratégies.

Un regard lucide et une analyse décapante. Un ouvrage à lire sans modération.

Difficile de résumer un livre aussi dense et documenté qui pose des questions fondamentales.  Dans cet ouvrage, Thomas Gomart étudie les stratégies de neuf pays : la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite. Pourquoi ce choix ? Parce que ces pays représentent 54 % du Produit intérieur brut (PIB) mondial. Parce qu’ils touchent, d’une manière ou d’une autre, les intérêts français et qu’ils conditionnent le plus l’exercice de la puissance de la France.

Ces neuf pays représentent 54 % du Produit intérieur brut (PIB) mondial. Ils touchent, d’une manière ou d’une autre, les intérêts français et conditionnent le plus l’exercice de la puissance de la France.

Face aux évolutions en cours, qui modifient lentement mais sûrement l’ordre mondial établi par les pays occidentaux après la Seconde guerre mondiale, comment se situe la France, quelle a été sa politique extérieure et où se place-t-elle aujourd’hui ?  Quels enseignements doit-elle tirer pour l’avenir ? Autant de questions auxquelles tente de répondre l’auteur et de pistes de stratégies qu’il propose.

Le temps long

Pour analyser les évolutions des neuf pays étudiés et les mutations géopolitiques qui en découlent, l’auteur, en bon spécialiste de la géopolitique, part de la géographie, en resituant les pays étudiés sur la carte du monde. Mais en bon historien qu’il est également, il interroge l’histoire, remonte dans le temps, identifie les cycles, les traumatismes, les humiliations subies, les phases de grandeurs et celles de décadences, les ruptures et les recompositions qui sont fonction de plusieurs facteurs : l’évolution propre du pays mais aussi de son environnement international, qui modifie les rapports de force, modèle et remodèle les relations internationales et les alliances. L’analyse du temps long et de l’imbrication des cycles courts au sein du long terme, de la dialectique entre structure et conjoncture, est donc au cœur de l’étude.   

Thomas Gomart interroge l’histoire, remonte dans le temps, identifie les cycles, les traumatismes, les humiliations subies, les phases de grandeurs et celles de décadences, les ruptures et les recompositions

Terre, mer, ciel

Thomas Gomart classe les neuf pays en trois groupes : terre, mer et ciel. Le groupe « terre » renvoie à des pays ayant une forte assise continentale en Eurasie. Tel est le cas de la Russie, de la Chine et de l’Allemagne. Une autre de leurs particularités est qu’ils sont les trois totalitarismes du XXème siècle, selon l’auteur. Seule l’Allemagne est sortie de ce schéma pour devenir l’exemple démocratique de l’Union européenne. Ce sont aussi des pays qui, pour des raisons géographiques, ne sont pas des puissances navales et maritimes de premier plan. Néanmoins, la Chine aspire à en être une. Réussira-t-elle ce basculement ?

L’auteur classe les neuf pays en trois groupes : terre, mer et ciel.

Sont classés dans la catégorie « mer », trois pays qui exercent leur influence sur l’espace maritime, notamment en Atlantique et en Indopacifique : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Inde.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la catégorie ciel ne renvoie pas à des pays maitrisant l’espace aérien. Par ciel, il faut comprendre la croyance religieuse. Ainsi, sont classés dans ce groupe, trois pays où la religion, qui est au cœur des identités, joue un rôle prédominant : la Turquie, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Ces trois pays sont par ailleurs influents en Méditerranée et au Moyen-Orient, informe l’auteur.

Forces et faiblesses

Les forces et les faiblesses de chaque pays sont analysées à plusieurs niveaux : politique, économique, technologique, géostratégique et en matière de transition énergétique. Pour apprécier le poids économique global d’un pays, le critère du Produit intérieur brut (PIB) ne suffit pas. Pour preuve, explique Gomart, la Russie « exporte des produits stratégiques, qui se définissent comme des biens ou des services indispensables au fonctionnement normal de l’importateur… ». Ainsi, « avec le pétrole, le gaz, le nucléaire, les armes et le blé, elle exerce une influence allant bien au-delà des seuls échanges commerciaux… ».

La capacité d’un pays à mettre en oeuvre sa transition énergétique est un facteur important à prendre en compte

La contrainte environnementale

La capacité d’un pays à mettre en oeuvre sa transition énergétique est un facteur important à prendre en compte, qui peut jouer dans un sens comme dans un autre. Thomas Gomart parle d’économie de guerre écologique. Il fait référence à l’invasion russe en Ukraine, qui a coupé l’Europe d’une partie de ses approvisionnements en gaz provenant de la Russie. Mais si l’Europe parvient à passer cette vague, elle peut « défossiliser » son appareil productif et aller plus vite vers la décarbonation. Reste qu’elle n’est pas unie en matière de politique environnementale et que la transition énergétique coûte cher.

Sur le plan énergétique et climatique, les États-Unis seraient les mieux placés, selon Gomart. « Ils disposent d’avantages majeurs sur toutes les autres puissances. Dans la mesure où ils sont exportateurs net d’énergie fossile et disposent de capacités de mobilisation du système financier international sans équivalent », écrit-il. En effet, voté par le Sénat américain le 4 août 2022, l’Inflation Reduction Act (IRA) vise à freiner l’inflation par plusieurs mesures dont la mobilisation de près de 400 milliards de dollars destinés à financer la transition énergétique et à améliorer la compétitivité industrielle.

La Chine investit, certes, dans la décarbonation, mais son « appareil productif dépend de son charbon et des importations d’énergie fossile ». La politique de chaque pays en matière d’énergie et de décarbonation est analysée par l’auteur. Ce qu’il faut retenir, c’est l’importance que revêt la question énergétique dans les stratégies géopolitiques et géoéconomiques.

La Russie, l’Iran et la Turquie « partagent l’ambition de restaurer un ordre ancien, antérieur aux expériences d’occidentalisation du XVIIIe siècle », par une combinaison de coercition extérieure et de répression intérieure.

Un nouvel ordre mondial

Dans ce nouvel ordre mondial, il y a, bien sûr, le pôle États-Unis et Chine, les deux premières puissances économiques mondiales, dont les relations innervent le système international. « Membres permanents du Conseil de sécurité, les deux pays représentent environ 40 % du PIB mondial et 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) », informe Gomart. La compétition entre les deux est forte, la Chine visant à occuper la première place sur le podium. Cette première place à garder ou à conquérir est au centre de leurs stratégies respectives.

La Russie, l’Iran et la Turquie, pour leur part, « partagent l’ambition de restaurer un ordre ancien, antérieur aux expériences d’occidentalisation du XVIIIe siècle », par une combinaison de coercition extérieure et de répression intérieure ». Avec la Chine et l’Inde, ils tiennent à instaurer un nouvel ordre mondial, pour le substituer à l’ordre mis en place après 1945.

Sud global et BRICS

Le Sud global regroupe des pays en développement et émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Il n’est toutefois pas aussi coordonné et aligné que l’on pourrait le croire. En outre, la Chine y exerce une grande d’influence. Sa stratégie ? Se rendre indispensable dans de nombreux pays, notamment africains, en finançant des infrastructures et des programmes de coopération. Pour Pékin, « ces relations supposent de la part de ses partenaires sinon un alignement sur ses positions, du moins une forme de neutralité ».

Le Sud global regroupe des pays en développement et émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Il n’est toutefois pas aussi coordonné et aligné que l’on pourrait le croire.

Pour Gomart, il convient d’analyser avec attention le rôle déterminant que l’Inde pourra jouer dans l’affrontement entre l’Occident et les pays du Sud global. Maitrisant « l’art du double jeu », l’Inde figure parmi les pays qui ont condamné l’agression russe en Ukraine mais qui ne la sanctionnent pas. Elle fait partie des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), mais ses rapports avec la Chine sont conflictuels de manière latente. Troisième économie mondiale à l’horizon 2030, son dynamisme démographique est un atout face au vieillissement de la population chinoise. Mais c’est aussi une menace pour l’empire du Milieu, même s’il a pris de l’avance sur le plan économique.

Une source de conflit potentiel n’est pas non plus à écarter avec la Russie, jusqu’alors premier fournisseur d’armes de l’Inde. Mais cet approvisionnement est remis en question avec l’arrivée de nouveaux fournisseurs, dont la France. Refusant d’entrer dans des alliances militaires contraignantes, l’Inde, qui se situe entre mondialisation et autonomie stratégique, prône le multi-alignement et joue la carte du nationalisme.  

L’Eurasie est « bornée par trois théâtres régionaux où s’exerce une confrontation de puissances qui peut déclencher une déflagration mondiale ».

Les théâtres régionaux

L’Eurasie est « bornée par trois théâtres régionaux où s’exerce une confrontation de puissances qui peut déclencher une déflagration mondiale ». Ce sont l’Ukraine, l’Iran et Taïwan. L’ambition nucléaire de l’Iran est susceptible de bouleverser tous les équilibres. Elle se rapproche par ailleurs de la Russie, et tous deux deviennent très intégrés au système énergétique de la Chine. Si la question de Taïwan, « la zone géopolitique la plus sensible au monde », bien que très éloignée de l’Europe, concerne la France, c’est en raison du positionnement international de la Chine et de sa rivalité avec les États-Unis. Les risques de guerre ne sont donc pas à écarter, si l’on en juge par les efforts de réarmement.

Des recommandations

À la fin de chaque chapitre, Gomart formule des recommandations. Quelques exemples. S’agissant de la Chine, il préconise un travail de prospective s’appuyant sur quatre scénarios : le triomphe, l’implosion, la poursuite de l’ascension ou la stagnation de la RPC. S’agissant de l’Allemagne, il souligne que ce pays est plus important pour la France que cette dernière ne l’est pour l’Allemagne. Et invite la France à « davantage prendre en compte les intérêts de Berlin… dans sa politique vis-à-vis de pays comme la Turquie, et explorer les possibilités de coopération avec des pays africains ».

Pour ce qui concerne les relations France-Royaume-Uni, l’auteur recommande, entre autres, à Paris de ne pas ignorer Londres, de solder le Brexit et l’alliance militaire AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), créé en septembre 2021, pour reconstruire une relation de travail et de confiance avec le Royaume-Uni,  un pays considéré comme appartenant aux groupes « terre et mer ».

Pour Thomas Gomart, un partenariat stratégique bien pensé avec l’Inde permettrait aux deux pays de ne pas se résoudre à la rivalité sino-américaine. « Pour New Delhi, c’est une manière d’affirmer son indépendance en refusant de s’aligner sur Moscou ou sur Washington. Pour Paris, c’est une manière de donner corps à sa stratégie indopacifique, laquelle lui permet de légitimer sa présence et son action à « l’est de Suez », indique Gomart.

Les défaillances de la France

Dans le dernier chapitre du livre, intitulé Épilogue, Gomart revient sur les « défaillances » de la France au cours des dernières décennies. Par quel excès de certitudes et/ou par quel manque de clairvoyance a-t-elle pêché ? Prenant l’exemple des relations de la France avec la Russie et de la vision qu’elle a de ce pays, l’auteur indexe des erreurs d’analyse et de prospective, une certaine cécité, une forme de naïveté, une lecture parfois biaisée des évènements. Pourtant ancien, l’anti-occidentalisme de Vladimir Poutine a été occulté pendant longtemps, pour diverses raisons. Il aura fallu l’invasion de l’Ukraine pour qu’enfin, la France en prenne conscience. Parmi les autres défaillances, figurent également « la conception de l’architecture de sécurité européenne » et le renseignement politique jugé très insuffisant.

La pensée stratégique française peine à intégrer la dimension religieuse, « alors même qu’une compréhension minimale de l’islamisme, de l’évangélisme ou de l’hindouisme s’avère indispensable à celle de la géopolitique de la Turquie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, des États-Unis ou de l’Inde »

La relation à la religion

Un autre écueil de la France dans ses relations internationales est sa conception du religieux. La pensée stratégique française peine, en effet, à intégrer la dimension religieuse, qui, dans certains pays, est au cœur de leur identité, « alors même qu’une compréhension minimale de l’islamisme, de l’évangélisme ou de l’hindouisme s’avère indispensable à celle de la géopolitique de la Turquie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, des États-Unis ou de l’Inde », signale Gomart. Deux facteurs expliqueraient cette attitude :  la déculturation religieuse qui n’aide pas la France à « saisir la ferveur des autres, en particulier celle des musulmans » et le principe de laïcité, difficile à expliquer à l’extérieur.

La France doit rompre « avec son nombrilisme stratégique, observé de longue date, plus marqué qu’ailleurs, qui s’avère très préjudiciable à la compréhension des chocs que nous allons subir »

Rompre avec le nombrilisme stratégique

Que pèse la France dans cet ordre mondial bouleversé ? Ce qu’elle a envie de peser, dirait Gomart. Pour lui, la France a des possibilités d’actions bien plus importantes qu’en 1956, lors de la crise de Suez. Il faut donc relativiser. Toutefois, si elle veut jouer ses atouts, elle doit rompre « avec son nombrilisme stratégique, observé de longue date, plus marqué qu’ailleurs, qui s’avère très préjudiciable à la compréhension des chocs que nous allons subir », alerte-t-il.

Face à un contexte de guerre hybride mondialisée, « où la compétition et la confrontation se confondent », il faut une mobilisation plus intégrale pour mieux s’armer, et mettre en place une logique de défense collective, ce qui implique de « repenser notre politique de réserve et d’envisager un modèle d’armée plus en prise avec le corps social ». La notion de cohésion nationale, révélée par le niveau de résistance des Ukrainiens face à l’invasion russe, est, pour Gomart, un sujet majeur qui doit préoccuper la France, dans les années à venir.

« Raisonner en grandes stratégies doit permettre de comprendre le sens de l’histoire et de quitter la perspective historique occidentale, traditionnelle et antédiluvienne ».

Faire de la stratégie

Dans le contexte actuel, face aux périls qui s’annoncent, il importe à la France « d’identifier au plus vite les principaux ajustements à l’œuvre et de les relier aux questions de long terme ». Ce qui implique d’intégrer les enjeux climatiques et environnementaux dans l’approche géopolitique classique. « Les ambitions inavouées des neuf puissances, ainsi que celles de la France, résident, en grande partie, dans leur capacité d’intégration de la dialectique énergie/climat à leurs projets de puissance respectifs ». Pour Gomart, compte-tenu de ses ambitions, « la France doit endosser davantage de responsabilités et jouer un rôle d’aiguillon en matière de transition énergétique ».

« En conclusion, l’auteur invite la France à « raisonner en grandes stratégies », qui doit permettre de comprendre le sens de l’histoire et de quitter la perspective historique occidentale, traditionnelle et antédiluvienne ». Il convient de connaître comment les autres nous perçoivent pour apprécier les possibles marges de manœuvre.

Bizarrement, la crise écologique peut favoriser le changement de logiciel. N’est-ce pas la convergence entre la dégradation environnementale et la propagation technologique qui force la classe moyenne occidentale à enfin tourner la tête vers le reste du monde ?

Pour concrétiser cette nouvelle approche géopolitique, il reste à miser sur les relations bilatérales, mais articulées avec l’action extérieure de l’UE et qui doivent « sous-tendre des approches géographiques distinguant les régions suivantes : l’Europe et l’espace euro-atlantique, la Méditerranée, l’Afrique subsaharienne et l’Indopacifique », conclut Thomas Gomart.

*Thomas Gomart

Thomas Gomart est historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) depuis 2015. Il est membre des comités de rédaction de Politique étrangère, de la Revue des deux mondes et d’Études dont il assure la chronique internationale. Il est également membre du conseil scientifique de l’Institut des hautes études de Défense nationale.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et articles de revue, dont Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France ? (Éditions Odile Jacob, 2017) ; L’affolement du monde – 10 enjeux géopolitiques (Éditions Tallandier, 2019) ; Guerres invisibles : nos prochains défis géopolitiques (Éditions Tallandier, 2021) ; Le Covid-19 et la fin de l’innocence technologique, Politique étrangère, vol. 85, n° 2, été 2020.  

** Les ambitions inavouées

Ce que préparent les grandes puissances

  • Auteur : Thomas Gomart
  • Éditions : Tallandier
  • Date de parution : 19 janvier 2023
  • 336 pages
  • Prix : 22,5 €

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