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mercredi 24 avril 2024
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Congo. « Un saut à Poto-Poto »

C’est au cœur du Brazzaville populaire, figuré par Poto-Poto, à la fois quartier et arrondissement, que nous entraîne Alfoncine Nyélénga Bouya* avec ses trois nouvelles regroupées sous le titre de « Un saut à Poto-Poto ». Un recueil où la romancière confirme, une fois de plus, son talent d’écrivain.

D’ombres et de lumières…

Un saut à Poto-Poto, ce sont trois nouvelles et trois destins. Leur cadre de vie ?  Un univers d’ombres et de lumières, où, comme dans tous les pays du monde, le sublime côtoie le sordide…

Le nom de Poto-Poto, qui signifie boue en langue lingala, au sens de terre, mélange et bouillie, évoque un melting pot, image qui peut aussi s’appliquer à Moungali, Moukondo et autres lieux populaires décrits dans les trois nouvelles. C’est dans cet univers cosmopolite, grouillant de vie, que cohabitent des Congolais de toutes les régions du pays et des étrangers notamment des Ouest-africains.

Petits métiers de survie, difficultés de la vie, solidarité, partage et entraide, mais aussi dureté des rapports, violences morales ou physiques faites aux femmes, aux faibles ou à l’étranger … Tels sont les multiples visages de cette société urbaine. Quand tout va bien, tout est lisse, rire, sourire et fraternité. Mais quand l’argent manque, quand l’âpreté au gain s’en mêle, quand la guerre pour l’accès au pouvoir éclate, tout bascule, tout se fissure. Les liens sociaux sont coupés, les corps tombent, la solidarité fait place au rejet, le « frère » d’hier devient l’ennemi à abattre et la gentille grand-mère se voit traitée d’affreuse sorcière. Dans cet univers fait de paradoxes, comment vont réagir trois personnages, figures emblématiques des trois nouvelles, face aux situations dramatiques qu’ils vont traverser ? 

Korotumu, Tâ Manuero et Kôkô Matourine

La première nouvelle nous fait découvrir Korotumu, infirmière de son métier. Venue de sa lointaine Pikounda, une bourgade perdue dans la Sangha forestière, Korotumu débarque à Brazzaville pour réclamer ses arriérés de salaire au DAF (directeur administratif et financier) du ministère de la Santé. Comment cette mère courage, meurtrie par la vie, mais qui croit encore à la dignité humaine et au respect dû à tout être humain, réglera-t-elle leur compte à tous ceux qui l’ont bafouée et, à travers elle, toutes les femmes ?

La deuxième nouvelle met en scène Tâ Manuero, dont l’épicerie « rustique », sise au quartier « Saint Tropez » avoisine l’échoppe de Tâa Ngwembé, vendeur de « café noir, café lait et pain beurré ». Celui qui, chaque matin, redonnait un brin d’énergie à ses clients avec ses tartines beurrées, périt découpé en morceaux quand éclate la guerre civile qui transforme les habitants en bourreaux ou en fuyards sans identité. Avec quelles énergie et sagesse, Tâ Manuero saura-t-il ramener l’unité dans le quartier et convaincre les « Zés », les enfants du coin, des « sans tribus, sans ethnies, sans clans », qu’ils n’ont qu’une seule identité, la « leur » ? 

Au troisième acte, apparaît la majestueuse Kôkô Matourine, la « grande-mère, cadeau du ciel », dont personne ne savait « d’où elle venait, ni de quel pays elle était originaire ». Le destin de cette femme renommée pour son lotoko, une boisson à base de maïs et de pâte de manioc, et appréciée par tous pour sa bienveillance, bascule quand débarquent son neveu Pierre et la cupide Abenga. Confrontée à la méchanceté de cette dernière et « palalisée » par un AVC, Kôkô trouvera-t-elle un soutien auprès de la petite Mbwalé ? 

Si tous les héros ne connaissent pas la fin digne qu’ils méritent, ils auront néanmoins su semer les valeurs humaines fondamentales dans le terreau fertile de quelques jeunes de la nouvelle génération. L’espoir n’a pas disparu et la relève est assurée.

Trois questions à Alfoncine Nyélénga Bouya.

Propos recueillis par Muriel Devey Malu-Malu

Makanisi : Dans l’univers que vous décrivez dans ces nouvelles, la violence est omniprésente, notamment celle faite aux femmes. Comment expliquer cette violence ?

Alfoncine Nyélénga Bouya

Alfoncine Nyélénga Bouya : Cette violence vient de très loin ! Elle est intimement liée à la condition des femmes dans les sociétés africaines. Une condition dont la dégradation a commencé avec les interactions entre les sociétés africaines et les religions révélées notamment le christianisme et l’islam. Ce qui a abouti à la disparation lente et inéluctable de tout ce qui avait trait avec la matrilinéarité, et à l’adoption d’un patriarcat implacable. Les femmes qui, autrefois, avaient dans certaines sociétés autant de prérogatives que les hommes, ont été dépossédées de tout, y compris de leurs noms et placées dans un même panier mixeur. De fil en aiguille, elles ont été « objetisées ». Et, les violences contre elles ne font que s’accroître au fur et à mesure de l’évolution des pays africains vers « le développement » ou plutôt vers la réalisation d’une mauvaise copie de ce qui serait le « développement ».

Dans cette violence à l’égard des femmes, il y a une constante, un point commun : la volonté, l’acharnement à détruire le « féminin sacré », le pouvoir créateur des femmes.

Dans cette violence à l’égard des femmes, il y a une constante, un point commun : la volonté, l’acharnement à détruire le « féminin sacré », le pouvoir créateur des femmes. Du coup, elles se retrouvent battues dans les foyers, violées dans les forêts, les maisons, les rues, etc. ! En vain, je pense, car si tous ces « actes de destruction » avaient atteint leur objectif, cette violence ne continuerait pas aujourd’hui avec autant d’intensité croissante ! Dans mon roman « Le rendez-vous de Mombin-Crochu », je parle de la peur qu’éprouvent les hommes vis-à-vis des femmes, peur qui les pousse à s’en prendre aux femmes, et peur parce que l’être et l’essence des femmes leur échappent et leur échapperont toujours !

Makanisi : Dans l’une de vos nouvelles, vous évoquez le pouvoir de la sagesse ancestrale, comme le Nkwèmbali des Tékés, pour réunir les populations et stopper la folie meurtrière engendrée par les guerres. N’est-ce pas utopique en milieu urbain ?

ANB : Actuellement une mutation est en cours dans le monde entier. Tous les impérialismes (social, intellectuel, religieux, économique, etc.) ont échoué. Les êtres ne sont pas parvenus au « bonheur » qui leur avait été promis. Ainsi, dans tous les pays, il y a comme l’entame d’un retour aux valeurs et croyances ancestrales. Les populations urbaines se tournent à présent vers le milieu rural dans l’espoir d’y trouver les survivances des pratiques initiatiques ancestrales. Des jeunes occidentaux partent vers l’Asie, les Amériques (du Nord, du Sud et du Centre y compris les Caraïbes) et même vers des pays africains, à la recherche des voies initiatico-spirituelles qui les aideraient à renouer avec l’humain en eux-mêmes et à découvrir l’humain dans les autres.

Dans tous les pays, il y a comme l’entame d’un retour aux valeurs et croyances ancestrales.

Le message que je véhicule dans mes écrits peut paraître utopique. Mais derrière toute cette utopie, il y a l’espoir, l’espoir de quelque chose de bien meilleur. Personnellement je crois en la transformation de l’humain à travers l’initiation pour autant que sa démarche pour passer les épreuves initiatiques soit sincère et qu’elle ne soit pas sous-tendue par des motivations non avouées et purement matérielles et individualistes.

Le Kwèmbali dont il est question dans mon livre est comme l’Otwèrè chez les Koyos et les Mbochis de la Cuvette congolaise, le Djobi chez les Batékés des deux Congo et du Gabon ou le Lemba. Ou encore les sociétés secrètes alliées au vodou haïtien, une école qui inculque une philosophie de vie dont l’enseignement central se résume à Ubuntu, pour reprendre cette expression que les sages sud-africains (Desmond Tutu, Nelson Mandela, etc.) ont fait rejaillir des centres de l’oubli. Cet Ubuntu qui se décline dans d’autres langues bantou par Kimuntu, Bomoto (bomuntu), Omoro, etc. Dans ces écoles de sagesse ancestrale, il est enseigné que TOUTE VIE EST UNE VIE, comme décliné dans la Charte du Mandé.

Makanisi : Rien n’est perdu si les graines des valeurs fondamentales sont plantées dans le cœur des jeunes, semble être la leçon à tirer de vos récits. Comment assurer cette transmission aujourd’hui ?

ANB : Quand on regarde aussi bien l’Asie que les Amériques, on s’aperçoit que la transmission se fait essentiellement par la voie initiatique. Des centaines de jeunes pour ne pas dire des milliers sont formés dans des Ashrams dans la forêt ou la montagne où ils reçoivent les enseignements des sages. Ainsi à travers les enseignements se fait la transmission par voie orale ou par voie écrite. Il en est de même dans les communautés amérindiennes des Amériques. Ce qu’il faut retenir à travers l’exemple des Ashrams, c’est qu’ils constituent autant de lieux d’enseignement et d’éducation. La transmission est un processus éducatif qui permet d’inculquer aux apprenants les valeurs de leur société. Ce processus éducatif va de pair avec la perpétuation.Transmettre pour perpétuer, pour avancer. Il ne s’agit pas de transmettre toutes les valeurs comme valeurs brutes, mais d’adapter continuellement ces valeurs à la progression de l’être humain et de la société dans laquelle il évolue. Il faut adapter les modes et modèles éducatifs aux réalités du monde dans lequel on vit. Cela appelle constamment des réformes éducatives, au moins une fois tous les 10-15 ans.

Il ne s’agit pas de transmettre toutes les valeurs comme valeurs brutes, mais d’adapter continuellement ces valeurs à la progression de l’être humain et de la société dans laquelle il évolue. 

Car nos sociétés évoluent très vite. Hier les initiations se déroulaient dans les forêts. S’il se trouve qu’aujourd’hui ces forêts ont été saccagées pour des raisons économiques (exploitation forestière et minière, construction d’infrastructures, etc.), le devoir de transmission oblige d’inventer d’autres lieux, d’autres espaces pour que la chaîne ne soit pas interrompue et que le travail continue de se faire.

Le devoir de transmission implique à la fois d’être constamment vigilants, inventifs, flexibles et ouverts aux changements qui s’opèrent dans l’environnement de vie. En un mot, ce modèle éducatif se résume en : Transmission- Acquisition- Adaptation- Transmission- Perpétuation.

*L’auteure : Née au Congo-Brazzaville, Alfoncine Nyélénga Bouya vit en Belgique, après avoir parcouru le monde dans le cadre de ses missions onusiennes. Romancière, poétesse et novelliste, elle a publié Makandal dans mon sang (Éditions La Doxa) et Le rendez-vous de Mombin Crochu (Le Lys bleu Éditions).  

  • Titre : Un saut à Poto-Poto
  • Éditeur :  Bookelis
  • Parution : 16/02/2021
  • Nombre de pages : 120 pages
  • Prix public : 15 euros
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