Docteur en Science/Biologie Moléculaire, spécialiste en biotechnologie alimentaire et nutrition, Marie Claire Yandju Dembo est professeure à l’Université de Kinshasa, au département de biologie de la faculté des sciences. Elle est membre du conseil de l’innovation du COMESA et du Réseau Francophone de l’Innovation (FINNOV). Ses domaines de recherche portent sur la valorisation des produits agricoles de la RDC et des technologies locales ainsi que sur l’amélioration de la valeur nutritive des aliments. Elle est consultante auprès de nombreux instituts et formatrice.
Dans l’entretien consacré à Makanisi, Marie Claire Yandju nous éclaire sur les techniques traditionnelles de traitement du manioc et les spécificités de la farine panifiable, sur lesquelles elle a effectué de nombreuses recherches.
Propos recueillis par Muriel Devey Malu-Malu
Makanisi : Pourquoi vous êtes-vous intéressée, en tant que chercheur, au manioc ?
Prof. Marie-Claire Yandju : Je m’intéresse au manioc et je fais des recherches sur les produits locaux depuis le milieu des années 1980. Dans la littérature, j’ai lu que le manioc pouvait remplacer partiellement la farine de blé dans la panification. Cela m’a amenée à étudier comment il pouvait remplacer le blé dans le pain. Je m’intéressais aussi à la pâtisserie. Pendant les périodes difficiles de la RDC, notamment après les pillages du début des années 1990, je me suis mise également à fabriquer du pain et des gâteaux pour survivre car les salaires n’étaient pas versés. C’est ainsi que j’ai commencé à approfondir mes recherches sur le manioc.
Je m’intéresse au manioc et je fais des recherches sur les produits locaux depuis le milieu des années 1980.
Quels sont les modes traditionnels de transformation du manioc ?

Pendant mes recherches, j’ai identifié, en RDC, 14 recettes consommées par la population, basées principalement sur la fermentation du manioc avant ou après cuisson. Pour le manioc fermenté avant cuisson, il s’agit notamment du fufu (sorte de pâte) et de la chikwangue (pain de manioc), que j’ai appris à bien maîtriser dans mes recherches. J’en ai déterminé le point de départ, en particulier le rôle joué par les micro-organismes. Ce sont eux qui servent de ferment pour la transformation du manioc. Suite à l’inventaire des aliments locaux faits à base de manioc que j’ai réalisé, j’ai constaté que, dans tous les cas, la seule préoccupation de la population est de détoxifier le manioc qui contient toujours du cyanure quelle que soit sa douceur.
Il y a deux sortes de manioc : le doux et l’amer. Ce sont les maniocs doux que la population privilégie et dont elle a développé des méthodes de cuisson.
Vous parlez de douceur. Y-a-t-il plusieurs sortes de manioc ?
Il y a deux sortes de manioc : le doux et l’amer. Ce sont les maniocs doux que la population privilégie et dont elle a développé des méthodes de cuisson. Mais, pendant la saison sèche et dans les régions aux sols pauvres, même ce manioc doux développe toujours plus d’amertume. C’est pourquoi on a mis au point des recettes traditionnelles spécifiques pour diminuer cette amertume. Ainsi les femmes laissent reposer les tubercules dans l’eau. L’eau conjuguée à la manipulation du produit avec les mains, à l’air libre, entraine une prolifération des micro-organismes. Sous l’effet de ces micro-organismes, le manioc subit une fermentation spontanée, après cuisson, qui permet de libérer les glycosides cyanogènes, c’est-à-dire le cyanure. Une fois le cyanure libéré, le manioc redevient doux.
Au Kasaï, le Tshomba tshia kabiola (kabiola signifie fermenté en tshiluba) est du manioc cuit, puis fermenté. Le fufu, pour sa part, est du manioc frais, fermenté avant cuisson.
Manioc fermenté avant ou après cuisson : pouvez-vous expliciter ?
Sur le plan local, il y a des maniocs fermentés avant cuisson et d’autres après cuisson. Au Kasaï, le Tshomba tshia kabiola (kabiola signifie fermenté en tshiluba) est du manioc cuit, puis fermenté. Le fufu, pour sa part, est du manioc frais, fermenté avant cuisson.
S’agissant du manioc frais, il y a deux sortes de fermentations. L’une est le rouissage qui est une fermentation humide, faite dans l’eau. Après avoir été trempé dans l’eau pendant quelques jours, le manioc ramollit et acquiert un goût agréable. La détoxification s’étant faite, le goût s’est transformé.
L’autre fermentation est réalisée à l’air libre. Dans l’est du pays, en Ituri, au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, ainsi qu’au Kasaï, on fait fermenter le manioc à l’air libre. On couvre les tubercules avec des feuilles de bananiers ou des sacs. Au bout de deux à trois jours, des moisissures se forment à la surface. Puis on sèche les tubercules. Cette opération pendant laquelle la fermentation continue, améliore le goût tandis que le cyanure est libéré. Ainsi j’ai découvert qu’il y a des mécanismes, autre que l’eau, qui éliminent le cyanure.
La farine panifiable est faite avec du manioc non fermenté, qui n’a pas été trempé dans l’eau ni exposé au soleil ou recouvert pour enlever l’humidité.
Quelles sont les spécificités de la farine panifiable de manioc ?
La farine panifiable est faite avec du manioc non fermenté, qui n’a pas été trempé dans l’eau ni exposé au soleil ou recouvert pour enlever l’humidité. Pour faire cette farine, le manioc doit être récolté et traité frais. Après diverses opérations, il est séché dans un séchoir. Il ne dégagera pas d’odeur de fermentation comme celle du fufu. La farine panifiable est une farine non fermentée, sans odeur et sans micro-organisme. Une autre de ses propriétés, qui fait sa différence avec la farine de blé, est qu’elle ne contient pas de gluten. Mais elle compte de l’amidon comme le blé.
Lire aussi : RDC. Marie Basila mise sur la farine panifiable de manioc. https://www.makanisi.org/rdc-marie-basila-mise-sur-la-farine-panifiable-de-manioc/
Quelles sont les étapes de fabrication de la farine panifiable ?
Le manioc est une denrée très périssable. Dès qu’on l’a récolté, les micro-organismes commencent leur travail. Il faut les court-circuiter et débuter très vite le traitement. Il faut au maximum 24 heures entre la récolte des racines tubéreuses et leur rendu en farine. On recommande donc que l’unité de transformation soit proche du lieu de production. Des entrepreneurs ont souligné qu’elle doit être au maximum à 30 km des champs. Dans certains pays, on utilise des unités mobiles qui circulent d’une ferme à l’autre.
Il faut au maximum 24 heures entre la récolte des racines tubéreuses et leur rendu en farine. On recommande donc que l’unité de transformation soit proche du lieu de production.
Le traitement du manioc doit commencer une heure au plus après la récolte. La première opération est l’épluchage, réalisé avec des éplucheuses manuelles s’il y a beaucoup de main d’œuvre localement, ou industrielles. Une fois le manioc épluché, il faut le peser puis le nettoyer pour le débarrasser de ses grains de sable et autres impuretés. Pour cela, une bonne source d’eau régulière ainsi que des bacs de nettoyage sont nécessaires. S’il n’y a pas d’eau disponible, il faut un forage solaire ou électrique pour avoir en permanence de l’eau.
Après avoir coupé le manioc en petits morceaux, on le presse, manuellement ou avec des presses mécaniques ou hydrauliques, pour en extraire le maximum d’eau, ce qui permettra de le sécher rapidement afin qu’il ne fermente pas. Puis on passe à l’étape du séchage. On ne peut pas sécher le manioc à l’air libre comme cela se pratique un peu partout dans le pays, au bord des routes ou dans des sacs en plastique posés au sol. Cette opération doit se faire à l’aide d’un séchoir, à une température supérieure à celle des micro-organismes, soit entre 45 et 50°, ce qui permettra d’accélérer le séchage.

Comment se réalise la détoxification?
Le manioc contient du cyanure dans toutes ses parties, feuilles et racines. Mais à l’intérieur, il contient une enzyme, la linamarase, qui permet de libérer le cyanure. C’est une manière pour le manioc d’empêcher qu’on l’agresse. Plus on le découpe en petits morceaux ou on le broie, plus on augmente la surface de contact entre l’enzyme, l’oxygène de l’air, et le glucoside qui se trouve dans la pulpe. Cela facilite la détoxication.
Avec le rouissage, une méthode couramment utilisée pour faire la chikwangue et le fufu, la détoxification ne se fait pas souvent suffisamment à cause de la qualité acide des eaux de rouissage. Dans l’eau ou à l’air libre, c’est grâce à l’action des micro-organismes que les choses vont se poursuivre. Le ramollissement crée aussi des ouvertures qui permettent à l’action enzymatique, de pénétrer jusqu’à l’intérieur des racines.
La farine panifiable est une farine détoxifiée, qui ne contient pas de cyanure.
Dans le cas de la farine panifiable, le râpage et la réduction du manioc en petits morceaux accélèrent la détoxification qui se fait dans toutes les parties. À la fin du processus, on arrive en dessous de 10 % de cyanure, ce qui est acceptable sur le plan sanitaire. Parfois on parvient à 0%, car le cyanure libéré adhère à l’hydrogène de l’eau. C’est pour cela, que l’on met le manioc râpé dans de l’eau. Une fois pressé, le cyanure forme l’acide cyanidrique, qui est du cyanure d’hydrogène
Plus il y a d’eau, plus la réaction est amplifiée. Quand on presse le manioc, une bonne partie reste dans l’eau. Le manioc râpé facilite également le séchage. L’eau qui s’évapore est celle qui contient l’acide cyanidrique qui est très volatile. Ces opérations laissent le manioc sain. La farine panifiable est une farine détoxifiée, qui ne contient pas de cyanure.
La recherche, notamment universitaire, est-elle associée au projet de farine panifiable de manioc initié par la présidence de la RDC ?
Oui. Il y a beaucoup d’études et de recherches en RDC sur le manioc, qui impliquent plusieurs institutions dont l’Université et d’autres organismes. L’université de Kinshasa (Unikin) a, pour sa part, un programme de recherche sur le manioc et la farine panifiable. Plusieurs thèses de doctorat portent sur cette denrée agricole. Des recherches ont été publiées dans les revues locales. L’Institut international d’agriculture tropicale (IITA) et l’Institut national pour l’étude et la recherche agronomiques (INERA), qui collaborent avec l’Unikin, font également des études sur le manioc en RDC. L’INERA a un programme manioc, qui porte sur plusieurs aspects : l’intensification de la culture, les maladies, les nouvelles variétés, la transformation… Je travaille avec cet institut sur cette question.
Il y a beaucoup d’études et de recherches en RDC sur le manioc, qui impliquent plusieurs institutions dont l’Université et d’autres organismes.
L’IITA a accompagné le pays, en installant un centre de recherche à Kalambo, près de Bukavu dans le Sud-Kivu, qui fait des recherches sur la production, la transformation et l’amélioration génétique du manioc. Ce centre fait également des essais pilotes dont les résultats doivent servir à la RDC pour améliorer la qualité de la plante et lutter contre les maladies qui peuvent la détruire. À Yangambi, situé dans la province de la Tshopo, le projet Wave travaille en collaboration avec l’Institut facultaire des sciences agronomiques (IFA) et l’INERA. De même, les bailleurs partenaires, dont la Banque africaine de développement et la Banque mondiale, qui financent des projets et se sont même impliqués dans la recherche, disposent de données sur le manioc.
On doit valoriser les cultures locales.
Ainsi des efforts sont fournis de part et d’autre. Toutefois, il faut organiser des concertations officielles entre le gouvernement, le Fonds de promotion de l’industrie, des centres de recherche, des chercheurs et des partenaires. Tous travaillent pour la production, la transformation et l’industrialisation de la filière manioc. On doit valoriser les cultures locales. On a en projet d’organiser à l’Unikin, une grande conférence sur le manioc qui réunira des chercheurs, des agronomes, et des opérateurs privés pour sensibiliser l’opinion et fournir les informations exactes sur la farine panifiable et son utilisation. On cherche des sponsors.