Dans le rapport Mapping, paru en 2010, des enquêteurs de l’ONU se sont penchés sur des crimes graves commis dans l’est de la RDCongo (1993-2003). Dans cette région, d’autres atrocités, toutes aussi impunies, sont perpétrées depuis près d’un quart de siècle, à la suite notamment du génocide de 1994 au Rwanda. La RDC a toutefois sacrifié la justice sur l’autel de la réconciliation nationale. Faut-il créer un tribunal ad hoc pour juger les auteurs présumés de ces crimes ? L’idée fait son chemin. Et la réactivation de Mapping est envisagée.
Dix ans après la publication du rapport onusien Mapping, sur les graves crimes (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide, etc.) commis en République démocratique du Congo entre 1993 et 2003, des voix s’élèvent pour réclamer la création d’un tribunal ad hoc en vue de juger les responsables présumés.
La plus audible est celle du docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix. Ce célèbre gynécologue, connu pour soigner des femmes victimes de viols dans l’est de la RDC, use de son aura internationale pour faire triompher la cause de la justice.
« C’est incompréhensible que la communauté internationale ait lu ce rapport et que le Conseil de sécurité de l’ONU ait décidé de le mettre dans le tiroir. Cela pose une question : quel monde voulons-nous construire demain ? Je pense que le monde ne devrait pas se taire face aux crimes qui sont considérés comme des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide, etc. », explique ce médecin qui reçoit régulièrement des menaces de mort.
Rapport « oublié »
« Mapping n’a pas eu le retentissement qu’il aurait mérité après sa parution. Les parties mises en cause avaient tenté d’exercer des pressions pour que le rapport soit édulcoré »
Ce rapport « oublié » couvre plus de 600 incidents violents. Plus de 1500 documents liés aux violations des droits de l’homme ont été rassemblés, épluchés et analysés en vue d’établir une première chronologie, par province, des principaux incidents rapportés. Les enquêteurs ont rencontré plus de 1280 témoins.
Le rapport jette une lumière crue sur des crimes jamais documentés auparavant et pointe du doigt l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’armée ougandaise (Uganda People’s Defence Force), l’armée burundaise (FAB) ainsi que l’armée zaïroise (FAZ). L’AFDL, mouvement rebelle dirigé par Laurent-Désiré Kabila et soutenu par le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda, renversa le maréchal Mobutu le 17 mai 1997, à l’issue d’une campagne éclair. Les forces gouvernementales zaïroises semblaient plus enclines à battre en retraite qu’à faire face aux rebelles.
Mapping n’a pas eu le retentissement qu’il aurait mérité après sa parution. Les parties mises en cause avaient tenté d’exercer des pressions pour que le rapport soit édulcoré. Même si la version initiale n’a pas été profondément remaniée, le document, dans sa présentation définitive, a été rangé dans un tiroir, comme si des forces agissaient pour que les graves accusations qu’il énumère soient ignorées du reste du monde.
La CPI incompétente
La Cour pénale internationale (CPI) n’est pas compétente pour juger les faits couverts par le rapport Mapping. La CPI ne peut pas se pencher sur des crimes commis avant sa mise sur pied en 2002.
Néanmoins, d’autres options se présentent pour mettre en place des mécanismes judiciaires adaptés à la situation. Il s’agirait de passer par le Conseil de sécurité de l’ONU qui adopterait une résolution.
« La création d’un tribunal ad hoc chargé de juger de graves criminels ne serait pas une grande première dans l’Histoire »
La création d’un tribunal ad hoc chargé de juger de graves criminels ne serait pas une grande première dans l’Histoire. Dans un passé relativement récent, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (1993) et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (1994) ont été initiés par le Conseil de sécurité de l’ONU.
« Pour les crimes commis avant la création de la CPI, sans passer par le Conseil de sécurité, on pourrait par exemple s’inspirer de la Sierra Leone où la Cour spéciale a été créée en vertu d’un accord entre l’ONU et les autorités sierra-léonaises. Son siège est en Sierra Leone, mais elle est indépendante de la structure judiciaire sierra-léonaise. Elle a une composition mixte, avec des juges et des procureurs internationaux. C’est ce qu’on appelle en droit international un tribunal mixte ou hybride », explique Vaios Koutroulis, professeur de droit international à l’Université Libre de Bruxelles.
Les choses ne sont pas simples. La création d’un tribunal pénal international coûte cher à l’ONU. D’où ses réticences à mettre en place une telle juridiction au Cambodge où une autre formule a été utilisée : des chambres extraordinaires ont été constituées pour juger les crimes attribués aux Khmers Rouges. Un accord entre le Cambodge et l’ONU était nécessaire pour y parvenir.
Quid des tueries des 17 dernières années ?
Quid des tueries commises au cours des 17 dernières années, particulièrement dans l’est du pays ? Ces massacres, qui sortent du champ du rapport Mapping, seront-ils regardés de près ?
« Il s’agirait de partir du rapport Mapping pour faire toute la lumière sur les crimes commis sur le sol congolais. Des pays de la région, comme l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi y sont opposés pour des raisons que l’on connaît. Mais nous nous battons pour regarder aussi la période post-2003. Les crimes se poursuivent jusqu’à aujourd’hui », explique Jean-Jacques Lumumba, lanceur d’alertes et très engagé dans la lutte anti-corruption.
« Les crimes commis sur le sol congolais après 2003 tombent sous la compétence classique des tribunaux de la RDC. Dès lors que le gouvernement congolais ne manifeste pas la volonté de déclencher des procédures judiciaires, la CPI, avec ses limites, pourrait intervenir », observe, de son côté, Vaios Koutroulis.
Le Parlement européen, un allié
Pour faire aboutir leur combat, le docteur Mukwege et tous ceux qui militent pour le jugement des auteurs présumés de ces crimes comptent également sur des alliés comme le Parlement européen.
Pour faire aboutir leur combat, le docteur Mukwege et tous ceux qui militent pour le jugement des auteurs présumés de ces crimes comptent également sur des alliés comme le Parlement européen.
Pour preuve, les députés européens se sont majoritairement prononcés en faveur d’une résolution politique qui prévoit le soutien, par l’Union européenne, de toute initiative allant dans le sens de la lutte contre l’impunité en RDC.
« La Commission européenne pourrait soutenir ce type d’initiative par le biais d’une aide à la RDC ou d’une conférence des donateurs qui pourrait se réunir pour mettre en place des tribunaux mixtes », explique Marie Arena, membre du groupe socialiste démocrate, députée européenne et présidente de la Commission des droits de l’homme au Parlement européen.
De même, un appui des États-Unis et du Royaume-Uni serait également une bonne chose pour faire avancer ce dossier. Il semble de plus en plus clair que Washington, qui, pendant des décennies, s’arrangeait pour bloquer tout ce qui pouvait nuire à l’image du Rwanda au sein des Nations Unies, évolue sur la question. A l’inverse, le Royaume-Uni se montre ambigu.
« La prochaine élection présidentielle aux États-Unis, le 3 novembre, pourrait être un élément déterminant dans l’équation »
La prochaine élection présidentielle aux Etats-Unis, le 3 novembre, pourrait être un élément déterminant dans l’équation. Si Joe Biden, le candidat du parti démocrate, l’emporte face à Donald Trump, le président républicain sortant, il est possible que les Etats-Unis fassent un revirement sur le dossier congolais. Joe Biden est un proche de Bill Clinton, parrain de Paul Kagame. Les démocrates ont toujours fermé les yeux face aux agissements, en territoire congolais, de cet ancien chef rebelle rwandais devenu président en 1994, après le génocide qui a fait plus de 800 000 morts au Rwanda.
Volonté politique
Reste que la création ex-nihilo d’un tel tribunal dépend surtout de la volonté politique du gouvernement congolais. Les crimes ont été commis en RDC, causant des millions de morts dans les rangs des populations congolaises.
Marie Arena, qui se veut optimiste, croit avoir décelé quelques signaux rassurants envoyés depuis la capitale congolaise. « On sent qu’il y a une certaine volonté de la part du gouvernement actuel d’avancer sur ces questions. Maintenant, il faut sans doute aller beaucoup plus loin, pour mettre en place un outil adapté. Nous encourageons la RDC à pouvoir le faire. En tant qu’Européens, nous devons être aux côtés de tous ceux qui luttent contre l’impunité », assure cette parlementaire belge.
La justice congolaise, longtemps réticente à ouvrir des enquêtes, se montre plus active depuis l’investiture de Félix Tshisekedi, en janvier 2019, à l’issue d’une élection présidentielle controversée. Cette justice, plongée dans une profonde léthargie, semble disposée à examiner des faits restés impunis jusque-là et qui ne sont pas frappés de prescription.
« La justice, réputée corrompue et laxiste, multiplie les déclarations de nature à rasséréner une population qui entend constamment parler du cheminement de la RDC vers un Etat de droit »
La justice, réputée corrompue et laxiste, multiplie les déclarations de nature à rasséréner une population qui entend constamment parler du cheminement de la RDC vers un État de droit, dans lequel tout le monde serait égal devant la loi. La population observe toutefois le décalage entre le discours et la pratique.
Certes un poids lourd de la scène politique, le tout-puissant Vital Kamerhe, ancien ministre, ex-président de l’Assemblée nationale et directeur de cabinet du président de la République, a été jugé et condamné à 20 ans de prison pour détournement de fonds publics. Par ailleurs, les juges s’intéressent à plusieurs cas de corruption qui gangrènent la société et privent l’Etat de moyens substantiels de son fonctionnement.
Malgré tout, l’indépendance de la justice reste sujette à caution. Certains ironisent sur le fait que la justice n’est pas subitement devenue indépendante, mais qu’elle a juste « changé de dépendance ». En termes clairs, ceux qui la manipulaient hier ne sont pas ceux qui la manipulent aujourd’hui.
Malgré tout, l’indépendance de la justice reste sujette à caution. Certains ironisent sur le fait que la justice n’est pas subitement devenue indépendante, mais qu’elle a juste « changé de dépendance ».
Autre écueil de taille : l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo, citée dans le rapport onusien, exerce encore le pouvoir, directement ou indirectement, au travers de ses métamorphoses (PPRD, FCC, etc.).
En droit pénal international, il n’y a pas une hiérarchisation des crimes, même si les crimes de génocide sont généralement perçus comme étant les plus graves. L’appréciation des juges se fait au cas par cas et la détermination de la peine dépend de plusieurs facteurs. Néanmoins, les personnes reconnues coupables des crimes répertoriés par Mapping risquent gros, de l’avis de plusieurs analystes. D’anciens membres de l’AFDL accepteraient-ils de déterrer ces dossiers noirs et de se tirer ainsi une balle dans le pied ? Rien n’est moins sûr.