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vendredi 29 mars 2024
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Roman. « Mes deux papas » ou le dialogue des identités.

Originaire de la RDC, Éric Mukendi publie son premier roman « Mes deux papas », aux éd. Gallimard. Dans cet ouvrage qui met en scène Boris, le narrateur, un adolescent de 14 ans, de père congolais et de mère française, l’auteur interroge la notion de double culture et celle de figure paternelle qui s’exprime, ici, à travers deux personnes : l’oncle, que l’adolescent considère comme son père, et le père biologique. Le roman soulève d’autres questions telles que l’identité, la famille, le vivre ensemble, la langue ou plutôt les langues et les langues métissées… Un roman plein d’humour, de tendresse et d’ironie.

L’identité, notion sulfureuse s’il en est, notamment depuis sa confiscation en France par un pan de la classe politique, est au cœur de « Mes deux papas », le premier roman de Eric Mukendi, Congolais de naissance et Normand d’adoption. Un Président français, on se souvient, y avait consacré un ministère. Y a-t-il idée plus étrange que l’identité nationale ? Accès de lucidité ou réparation d’un sens de l’histoire éclopé, le ministère fut supprimé. Deux papas, cela ne tombe pas sous le sens, non plus. Le déploiement du roman, heureusement, témoigne que l’incongruité, suggérée par son titre, n’imprègne pas l’intrigue. Au contraire, ce titre à lui seul œuvre comme une ouverture sur les questions primordiales du roman : la bigarrure des identités, l’hétéroclisme des sociétés. Outre qu’il met en scène deux papas, le propos du roman est la coexistence, d’abord en soi, en la société aussi (couple, famille, ville, nation…) d’éléments distincts, parfois antagonistes qui ne parviennent pas toujours à s’équilibrer, voire à se comprendre.

Ce titre à lui seul œuvre comme une ouverture sur les questions primordiales du roman : la bigarrure des identités, l’hétéroclité des sociétés

Un gamin de Bondy

Boris, un adolescent de Bondy dans le 93, est le seul enfant du couple mixte formé par Fulgence et Béatrice. La vie de famille, mâtinée des petits désagréments de la collision des cultures, est tranquille. Affublé de son ami Idrissa, le jeune-homme mène l’existence ordinaire d’un gamin de banlieue qui essaie d’échapper aux emmerdes. Les bons romans aussi se fondent sur des platitudes. Qu’on ne se méprenne pas, ce substantif n’évoque pas la niaiserie, mais l’imprégnation des aspects les plus ordinaires de l’existence. Chez les auteurs qui en maîtrisent le rôle, ces banalités cessent d’être des commodités pour participer de la signification de l’œuvre, qualifiant nombre d’ouvrages à un fier établissement dans les bibliothèques de lecteurs avertis. Encore faut-il pour cela que des renversements, des défis, des ruptures les équilibrent, sans quoi, les fictions qu’ils habitent, peuvent manquer de piquant.

Le cadre social et familial présenté, très rapidement il en vient au propos du roman.

Vrai qu’avec ses sinistres barres d’immeubles, sa population venue d’ailleurs et son lot de désavantagés sociaux, Bondy aurait pu inspirer une chronique des joies et des misères de sa faune, mais ça manquerait tout de même d’originalité. Vrai que de par sa plasticité, le roman peut accueillir des formes variées de création, cette flexibilité n’est pas toujours le gage d’efficacité. Éric Mukendi l’a compris. En témoigne, dès ce premier roman, son sens affûté de la dramaturgie. Le cadre social et familial présenté, très rapidement il en vient au propos du roman. L’arrivée en provenance d’Afrique du nord du frère de Fulgence, puis la rencontre de Hortense, tel un caillou dans une eau paisible, créent un ondoiement dans le quotidien de la famille et de Boris en particulier.

L’un et l’autre à la fois

« Mes deux papas » expose la dialectique, au sein de l’individu et à une échelle plus large, du singulier et du pluriel. Aussi bien à l’échelle individuelle qu’à celle politique, l’humanité, plus précisément la France, échappe au concept d’homogénéité. Une lapalissade, n’est-ce pas ? Personne ne l’ignore en ce siècle surinformé. Trop nombreux, cependant, s’en défient dans leur geste quotidienne. Ce roman le rappelle, qui prend le relais de ses prédécesseurs. « Souvent, dit Boris, je me sens un gars du 93. C’est parce que Bondy c’est en France que je me sens Français. Et dans ce cas, je ne me pose pas de questions non plus. Mais par moments, comme ce dimanche, je me sens congolais. »

Aussi bien à l’échelle individuelle qu’à celle politique, l’humanité, plus précisément la France, échappe au concept d’homogénéité.

Si par hasard nos espérances exaltent les vertus unificatrices du dialogue, Éric Mukendi, lucide, nous avertit du potentiel déceptif de telles attentes. Il est, précise le roman, des situations qui ne s’entendent que par l’expérience. Fraichement arrivé en France, le frère de Fulgence, l’un des papas de Boris, critique l’acculturation de Fulgence et Boris. Leur séjour en France les a dépossédés, pense-t-il, de leurs valeurs congolaises. Chaque rencontre, dont s’émaille la trame de ce dialogue sociétal, introduit le contradictoire qui jaillit forcément du croisement d’univers qui s’ignorent. Ainsi Béatrice, bien que mariée au congolais Fulgence, prodigue d’explications, ne comprend toujours pas certaines habitudes congolaises et vice versa.

Le vivre ensemble

Le couple symbolise la résistance à la fusion dans une culture nouvelle de cette part irréductible de soi héritée de la culture d’origine. Les années de vie commune n’ont pas éloigné les poncifs sur la culture de l’un et de l’autre. Ce n’est guère brillant au niveau politique. Les composantes sociales de Paris, précisément la banlieue prolétaire et le centre bourgeois, parlent la même langue tout en l’investissant de significations différentes, ce qui revient à parler deux langues différentes: « Moi je parle le noir et le blanc. Et pas dans deux langues différentes. Seulement dans la langue française que tout le monde parle […] » Sans avoir l’air d’y toucher, « Mes deux papas » questionne l’intégration, le vivre ensemble dans une France républicaine cloisonnée.

Les composantes sociales de Paris, précisément la banlieue prolétaire et le centre bourgeois, parlent la même langue, tout en l’investissant de significations différentes, ce qui revient à parler deux langues différentes

À travers son roman francilien, Éric Mukendi empoigne les préjugés respectifs des franges de la population française. Le facétieux normand, à la lisière de la caricature, les présente tels qu’ils prennent vie dans nos paroles et attitudes. Et comme pour moquer notre barbotage dans des évidences endossées sans réflexion, il exprime le fond humain réel, capable, lorsqu’il associe cœur et raison, de s’affranchir de la prison des a priori. Immergé dans Bondy, Boris, qu’on pourrait d’emblée envisager, comme un garçon paumé de la zone, se révèle sagace, doué pour les études, poli… Bref, tout le contraire, de l’image à laquelle renvoie en général un petit banlieusard.

Métissage

Mukendi convie le lecteur à un voyage dans le sillage de Boris et des autres personnages. On y croise l’immigré dépouillé du manteau d’un imaginaire mal nourri. Ces hommes et femmes d’outre-France y brassent des aspects de leurs cultures d’origine à ceux de leur terre d’accueil. La narration de Boris restitue avec fidélité cet entrelacs qui les augmente et donne à voir des individus d’une richesse insoupçonnée de la faune du Paris chic. Ce parement n’exonère pas les immigrés de difficultés et ne teinte pas leur humanité d’angélisme. Les regardant droit dans les yeux, Mukendi n’oublie ni les complications de la construction d’un individu dans une société multiculturelle, ni les tensions générées, entre autres, par l’appréhension de l’histoire et des faits religieux.

Ces hommes et femmes d’outre-France y brassent des aspects de leurs cultures d’origine à ceux de leur terre d’accueil.

D’entrée de jeu, la manière de Mukendi frappe et happe. On imagine le travail exigé à ce boulimique de lecture pour se défaire de la littérarité observée dans les œuvres fréquentées et parvenir, dès les prémices de son travail, à affirmer son authenticité. Brossé dans ce qu’on pourrait appeler le réalisme sociolinguistique, « Mes deux papas », s’il se lit (bien évidemment !), donne l’impression d’une audition. Astucieuse mise en abyme du contexte narratif et preuve supplémentaire du talent de l’auteur.

  • Auteur : Éric Mukendi
  • Titre : « Mes deux papas »
  • Éditeur : Gallimard
  • Collection : Continents noirs
  • Date de parution : 09/03/2023
  • 192 pages
  • Prix : 18,50 euros
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