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mardi 30 avril 2024
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« Le Psychanalyste de Brazzaville », une plongée dans le tumulte des années 60.

Les révolutions ont souvent trahi leurs espérances nourricières ; dévoyées, elles ont parfois pris le visage de la violence. Jamais en reste à chaque fois que les passions défigurent l’homme, la littérature s’empare de ces épisodes ; enrobée de chair et d’âme, la fiction place l’évènement devant l’écran mental des lecteurs. Le roman,  à cet égard, excelle. Quatre-vingt-treize de Victor Hugo, Les dieux ont soif d’Anatole France et Le Don paisible de Mikhaïl Cholokhov, entre autres, ont mué leurs lecteurs en spectateurs émus de sanglantes séquences de changements de régimes. Humblement, mais non sans talent, Dibakana Mankessi, originaire du Congo-Brazzaville, vient leur associer Le psychanalyste de Brazzaville, son troisième roman.

Servi par une écriture limpide, une narration haletante et une intrigue riche en rebondissements, le roman de Dibakana Mankessi se déroule à Brazzaville dans les années 60, juste après l’indépendance du Congo-B. Le docteur Kaya – seul psychanalyste de la ville – accueille sur son divan la quasi-totalité de l’élite. Son activité sera particulièrement scrutée lorsque l’un de ses patients, le procureur Lazare Matsocota, est sauvagement assassiné dans des circonstances non élucidées.

S’il s’intéresse à la fin du régime de l’abbé Fulbert Youlou, premier Président élu de la République du Congo, renversé le 15 août 1963, après trois jours de manifestations populaires, le roman de Mankessi souligne davantage les aspects controversés du règne de son successeur, Massamba Débat. Le tout à travers une série de portraits, un mélange de personnalités réelles, telles que l’histoire et la légende les ont modelées, et de personnages fictifs.

Réchauffant des figures pétrifiées dans les thèses, les essais et le récit national, Le Psychanalyste de Brazzaville leur associe admirablement des personnages fictifs.

Lire aussi : N. Ngalla «Je voulais à travers les ombres porter le tourment d’une population africaine ».https://wisi.org/n-ngalla-je-voulais-a-travers-les-ombres-porter-le-tourment-dune-population-africaine/

Entre réel et fiction

La confusion entre histoire et littérature constante depuis Hérodote s’éteignit au XIXè siècle après une longue agonie. Depuis lors, des critères scientifiques régissent l’éclairage du passé. Dibakana Mankessi les observe, sa pratique des sciences sociales en est imprégnée.

Rompu aux enquêtes sur les personnalités marquantes du Congo Brazzaville, l’auteur (qui est aussi sociologue) a écrit des ouvrages sur les hommes illustres de son pays. Toutefois, conduit à l’écriture fictionnelle par sa passion du roman, Mankessi se départit dans ce domaine de la rigueur scientifique pour s’abandonner à la liberté de l’art et ses foisonnantes possibilités. 

Ainsi, réchauffant des figures pétrifiées dans les thèses, les essais et le récit national, Le Psychanalyste de Brazzaville leur associe admirablement des personnages fictifs. Par la puissance romanesque du cabinet de psychanalyse et par sa force de fécondation de l’imaginaire, le docteur Kaya et son divan, tout droit sortis de l’esprit du romancier, nimbent les personnages historiques analysés, d’un enchantement qui eut atteint les sommets si Dibakana Mankessi leur avait donné davantage de poids.

Galeries de portraits

Appuyé sur une documentation solide, Dibakana Mankessi embrasse la chute de Youlou et le régime révolutionnaire de Massamba Débat d’un vaste regard. D’une même lumière, il éclaire les vainqueurs et évoque le sort des vaincus malmenés par les hommes nouveaux, contraints à l’exil, aux tanières ou au mutisme.

D’une même lumière, Mankessi éclaire les vainqueurs et évoque le sort des vaincus malmenés par les hommes nouveaux, contraints à l’exil, aux tanières ou au mutisme.

Seul psychanalyste de Brazzaville au matin de l’indépendance, le docteur Kaya reçoit dans son cabinet, outre des occidentaux présents à Brazzaville, les personnalités congolaises les plus en vue des années 60. De 1961 à 1969, il consigne les faits marquants de sa propre existence, les retranscriptions de ses consultations, parfois son point de vue sur les patients dans un journal qui s’intercale avec l’intrigue. Le tour permet à l’auteur d’évoquer une galerie de personnages sans alourdir la trame de leur présence.

Loin de figurer comme un vain gadget au sein du roman, le journal sert la compréhension de l’époque et ses enjeux par la personnalité de ses acteurs. Autant que leurs trajectoires, leurs traits psychologiques et les ressorts de leurs actions, la parole libérée sur le divan de Kaya recueille leurs opinions, permettant de cerner des hommes et femmes fourriers de foisonnantes spéculations.

L’éviction de Fulbert Youlou à l’issue des journées insurrectionnelles dites Trois Glorieuses, instaure un ordre nouveau dans le pays : autant que les institutions, les destinées individuelles sont bouleversées

Les victimes de la révolution

L’éviction de Fulbert Youlou à l’issue des journées insurrectionnelles dites Trois Glorieuses, instaure un ordre nouveau dans le pays : autant que les institutions, les destinées individuelles sont bouleversées. C’est ainsi que la vie de l’étudiante Loba Massolo, issue d’une famille proche du régime déchu, bascule. La perte de ses appuis et de ses moyens la vulnérabilise.

Suivant la pente d’un déclassement social, Loba est contrainte de s’engager comme femme de ménage auprès du docteur Kaya. Elle subira dans sa chair les passions qui animent les rénovateurs de l’ordre socio politique. Les prédateurs dont grouille la société congolaise, rivalisent pour se repaitre de ses avantages : « il ne s’était pas vraiment agi d’un viol, mais elle s’était forcée de répondre à sa demande », dit le narrateur à son sujet.

Dans le cabinet du docteur Kaya, la jeune femme croise les patients ; ses rapports avec eux ne vont guère plus loin que les formalités d’accueil. Pourtant, l’un d’eux, le Procureur Lazare Matsocota,  parvient à la revoir hors du cabinet. L’assassinat du magistrat, une véritable énigme, place Kaya et Massolo au cœur de l’attention des services de renseignements.

D’autres victimes de la révolution apparaissent dans le cabinet de Kaya, « rejoints par les bourgeois qui étaient au fur et à mesure libérés de leur incarcération par les tribunaux populaires montés çà et là par les nouvelles autorités. Sur son divan, ces gens qui avaient tout perdu venaient déverser leur fiel, dire leurs angoisses, leur peur, leur nostalgie du monde d’avant ». Parmi eux, l’écrivain Letembet Ambilly (1929 – 2013), dont les Congolais se souviennent du verbe enflammé et des convictions inébranlées.

Lire aussi : La ronde des ombres, une fiction sur la dictature et la politique en Afrique centrale. https://www.makanisi.org/la-ronde-des-ombres-une-fiction-sur-la-dictature-et-la-politique-en-afrique-centrale/

Les ralliés au régime

Ibogo, l’ancien amoureux de Massolo prend une part active à l’insurrection, il intègre la redoutable Défense civile, milice au service du régime. Il participe à la terreur qui s’inaugure avec la prise du pouvoir par Massamba Débat. Les idéaux puisés dans ses lectures marxistes semblent ne plus l’animer : « La violence avait happé sa personnalité et dénaturé ses convictions. Désormais habitué à la violence, il ne comptait plus le nombre de personnes qu’il avait humiliées, brutalisées, blessées ou tuées depuis le début de la révolution. »

Aux côtés de Massolo, Ibogo et Kaya, d’autres personnages dynamisent le roman. Ils s’y meuvent avec une épaisseur d’humanité qui les attache au lecteur. On s’émeut de leur sort, on est déçu de leurs choix, on blâme leurs incohérences.

Les sceptiques quant à l’existence d’un socle à partir duquel les Congolais forment une parenté, trouveront dans ce roman des caractères sociologiques et moraux qui les rassemblent.

Passage au crible de la société congolaise

La réussite d’un roman ne tient pas qu’à ses motifs principaux. Le psychanalyste de Brazzaville, autant qu’il plonge dans l’histoire mouvementée du Congo-Brazzaville des années 60, restitue le contexte international de l’époque (assassinat de Lumumba, Expulsés de Léopoldville, coup d’État de Bokassa, etc.), évoque Brazzaville et passe la société congolaise au crible.

Il débusque dans ce passé récent des aspects sociétaux encore frappants à ce jour. Les sceptiques quant à l’existence d’un socle à partir duquel les Congolais forment une parenté trouveront dans ce roman des caractères sociologiques et moraux qui les rassemblent.

Exempte de nuances, chargée d’imprécisions, voire d’omissions, l’histoire non critiquée nourrit des regards biaisés. C’est la considération idyllique de l’ère Massamba Débat que Le psychanalyste de Brazzaville interpelle. Avec courage, l’auteur revisite des faits inflammables, tout en embrassant les circonstances d’un œil dépassionné. L’iconoclasme s’invite invariablement dans le dépoussiérage de l’histoire, des figures adulées perdent de leur lustre, des idoles mordent la poussière. Sékou Touré, par exemple, en prend pour son grade.

Ce roman démolit les opinions manichéennes : on croyait les dérives des élites politiques inhérentes à une certaine époque, on réalise qu’elles remontent aux origines, aux indépendances

Intention didactique

À la vocation esthétique du roman, Dibakana Mankessi parait associer une intention didactique. Des faits anecdotiques, mais pertinents, complètent ses connaissances. D’autres, tenus pour vrais, sans avoir été tamisés, qui entremêlent vérité et angles morts et nourrissent un idéalisme à rebours, sont épluchés par un travail d’enquête mis en abyme dans le Psychanalyste de Brazzaville.

Ce roman démolit les opinions manichéennes : on croyait les dérives des élites politiques inhérentes à une certaine époque, on réalise qu’elles remontent aux origines, aux indépendances ; aucune couleur politique, aucune région n’en détiennent l’exclusivité. Elles germent sur le terreau de pouvoirs où les hommes sont au-dessus de la loi.

Telles que saisies dans le roman, les années 60 tendent un miroir au Congo-Brazzaville contemporain qui, sous certains aspects, semble en être un reflet amplifié.

Dibakana Mankessi

Docteur en sociologie, enseignant, auteur de trois romans

  • On m’appelait Ascension Férié (Ed. L’Harmattan)
  • La brève histoire de ma mère (Ed. La doxa).
  • Le Psychanalyste de Brazzaville.
  • Éditeur : Les Lettres mouchetées
  • Parution : 29 juillet 2023
  • 453 pages
  • Prix : 18,00 euros
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